La Mission ouvrière en région stéphanoise : l’articulation du religieux et du politique durant l’année 1963

Maurice Bedoin, « La Mission ouvrière en région stéphanoise : l’articulation du religieux et du politique durant l’année 1963 », dans GREMMOS (éd.), Monde ouvrier et religions. Actes des 5es Rencontres d’histoire ouvrière de Saint-Étienne, 19 janvier 2018, Saint-Étienne, GREMMOS, 2022 [en ligne].

Manifestation des mineurs grévistes, Saint-Étienne, 1963 (image tirée du livre 150 ans de luttes ouvrières en région stéphanoise)

La Mission ouvrière prend racine dans la région de Saint-Étienne en 1957 suite à une initiative prise à la base, par des membres des équipes ACO, JOC et JOCF, des prêtres ouvriers et des religieuses au travail. Toutes, tous souhaitent se retrouver pour réfléchir et partager leurs expériences. Leurs représentants ont ainsi pris l’habitude de se rassembler en un comité diocésain, qui en 1963 est riche d’environ 25 personnes. L’évêque auxiliaire en résidence à Saint-Étienne Marius Maziers[1], très attentif au monde ouvrier, participe à leurs réunions de façon régulière lorsque les sessions du concile Vatican II lui en laissent la possibilité. Il est entouré par les aumôniers des différents mouvements d’action catholique. À ce moment-là, la Mission ouvrière Loire-Haute-Loire est l’une des plus grosses fédérations de France par ses effectifs, avec des équipes dont le nombre régresse dans les centres-villes et les zones semi-rurales, mais qui progresse dans les nouveaux quartiers sud de Saint-Étienne, composés principalement de HLM. Les quelques comptes-rendus de réunions et de révisions de vie en équipe auxquels il est possible d’avoir accès font revivre d’une manière très documentée les combats des chrétiens qui s’impliquent dans les luttes quotidiennes au nom de l’Évangile, ce qui se conçoit, mais aussi qui s’engagent dans la vie politique et syndicale, ce qui peut à l’époque soulever la discussion.

À vrai dire, cette question de l’articulation du religieux et du politique n’est pas nouvelle. Elle s’est posée dès les premiers siècles du christianisme, elle reste une question vive débattue lors des réunions des premiers jocistes en 1927 près de Saint-Chamond, et dans les paroisses de Saint-Étienne affiliées à la JOC en 1930. La question de l’articulation du religieux et du politique ressurgit fortement pendant la période du Front Populaire, sous le régime de Vichy et pendant les grèves de 1948[2]. La hiérarchie elle-même prend position, elle apporte sa caution à cet apostolat de terrain en monde ouvrier, consciente des risques que l’Église court politiquement. Rappelons à ce propos, les articles écrits en 1948 et 1949 par le supérieur général de l’Institut du Prado Alfred Ancel dans L’Essor, l’hebdomadaire catholique du Rhône et de la Loire. Ancel, qui a commencé à lire Marx et Engels dès 1933 et que l’on appelle « l’évêque des ouvriers », y invite les chrétiens à partager le projet libérateur de la classe ouvrière. En 1963, Pierre Gerlier[3], cardinal de Lyon, dans la préface d’un des ouvrages d’Alfred Ancel, assure que « parmi toutes les orientations apostoliques qui s’imposent à nous […] il n’en est pas qui soit plus commandée par les événements […] que l’orientation vers le monde ouvrier »[4] . Voilà qui est clair sur les nouveaux chemins d’évangélisation que se fixe l’Église dans notre région, et au-delà en France.

Reste maintenant à justifier pourquoi l’année 1963 semble être une année particulièrement fructueuse pour étudier cette question. Rappelons qu’il s’agit du moment où la région stéphanoise est secouée par les débuts de la crise industrielle dans la métallurgie avec des grèves à répétition, notamment à la Société des forges et ateliers du Creusot (SFAC), mais aussi dans les mines avec la grande grève qui a duré 35 jours, il s’agit aussi du moment où les ouvriers et les chrétiens progressistes dénoncent avec force les compromissions de l’Église avec le MRP, la CFTC et le patronat. C’est aussi une période de libération des consciences avec la volonté pour les chrétiens engagés de mettre en examen toute forme d’autorité.

Le cadre de mon intervention étant cerné, il me semble qu’il existe une question qui sous-tend toute la réflexion : c’est de savoir ce que signifie pour le monde des militants ouvriers être à gauche dans l’Église. Nous essayerons d’y répondre en conclusion.

 

I. L’adhésion de l’Église au monde ouvrier, une adhésion par solidarité

Mais au fait, l’Église est-elle sûre de connaître ce monde ouvrier, qui n’a plus rien à voir avec celui de l’après-guerre ? Voilà pourquoi la Mission ouvrière qui a besoin d’avoir des idées claires sur les réalités du moment invite les militants à conduire une enquête et publie plusieurs documents de synthèse en 1960 et 1961[5].

On y insiste sur quatre spécificités du monde ouvrier :

– l’amélioration des modes de vie. Une amélioration tout à fait perceptible à Saint-Étienne, avec la construction des nouveaux quartiers à La Marandinière, Montchovet, La Palle[6], et l’apparition d’un certain nombre d’objets ménagers tels que la machine à laver et le réfrigérateur. On commence à parler de tourisme en famille grâce au camping quand le ménage bénéficie d’un double salaire. Pour autant, on ne peut pas oublier l’insalubrité d’un bon tiers des logements des centres-villes de la région.

– la persistance d’une conscience de classe en raison des discriminations dont se sentent victimes les travailleurs : insécurité de l’emploi, chômage partiel, brimades syndicales, difficile accès à la formation professionnelle et à la culture. Beaucoup s’estiment les oubliés de la croissance dont la France profite à ce moment-là, ils se disent prêts à se mobiliser en cas de nécessité par solidarité avec les autres travailleurs.

– une réelle méfiance vis-à-vis de l’Église. Beaucoup regrettent le décalage entre monde moderne et Église : ses chefs, ses institutions, ses rites, le port de la soutane, l’usage du latin. Volontiers, ils ajoutent que l’Église est liée à une classe, une puissance financière et politique. « L’Église est avec les gros ». L’affaire des prêtres ouvriers, bien qu’elle soit ancienne (1954) est toujours citée et demeure quelque chose d’inacceptable. Peut-on mesurer statistiquement le recul de la pratique religieuse ? La fréquentation des messes diminue mais on continue à faire baptiser les enfants et à les envoyer au catéchisme, mais, lit-on, « ces gestes médiocrement religieux ne suffisent pas à bâtir un peuple de fidèles »[7].

– des ouvriers imprégnés par les influences laïques et marxistes. Pour eux l’émergence d’un monde meilleur passe par l’égalité des droits, la lutte contre les injustices sociales, l’anticléricalisme et l’anticapitalisme, et le recours à la force si besoin est.

La Mission ouvrière avait-elle besoin de cet état des lieux pour réajuster son action en direction du monde ouvrier ? En ces années 60, les jeunes militants ouvriers ont évolué dans leur manière de s’impliquer dans l’action. Alors que les aînés comme Jean Rechatin, Gaston Meynard ou Marcel Montcel[8] avaient ouvert des voies multiples d’engagement au niveau familial, social, syndical voire politique, les nouveaux militants se montrent plus réservés sur leur implication dans le familial et le social. Ils ne veulent plus suppléer la carence des pouvoirs publics sur la prise en charge des jeunes travailleurs déplacés, comme les jocistes l’ont fait les années précédentes avec la construction du Foyer des jeunes du Soleil et du Foyer Clairvivre. À signaler que les membres de la JOC et de l’ACO comptent toujours sur l’action syndicale, ils se répartissent quasiment à égalité entre la CFTC et de la CGT mais avec des nuances selon les branches d’activité, alors que FO réussit sa percée.

Reste à parler du positionnement très spécifique des protestants vis à vis de la question ouvrière. Nous observons un décalage d’approche sur la question ouvrière entre protestants et catholiques[9].

Comme en témoignent les articles du journal mensuel de l’Association des familles protestantes de Saint-Étienne (AFP), l’ouvrier n’est pas l’objet d’une pastorale spécifique, car l’Église ne saurait s’adresser de façon privilégiée à ‘une classe sociale, qu’elle soit bourgeoise ou ouvrière. Et de rappeler les erreurs des catholiques qui ont manifesté autrefois « leur sympathie pour une société paternaliste, conservatrice, anti-égalitaire, liée au patronat ». Pour les protestants, l’évangélisation se veut plus globale, plus sociale et passe par la prise en compte de la famille, même s’il faut reconnaître des nuances entre la famille bourgeoise et la famille ouvrière. Dans un article de Viens et vois de janvier 1963, Roger Mehl, professeur de la Faculté de théologie de Strasbourg insiste sur ce choix théologique de la famille, en précisant les valeurs communes[10] à atteindre quelle que soit son origine sociale : famille plus égalitaire où les femmes gagnent en autorité sur les hommes, où les jeunes ne doivent plus obligatoirement obéissance aux vieux et les femmes aux hommes. L’insistance est mise sur la capacité d’assumer des responsabilités, de pratiquer l’entraide entre voisins, de développer la solidarité de classe et la solidarité au sein d’une même profession.

II. Des chrétiens engagés dans les combats du monde ouvrier

A. À l’ACO, le difficile débat sur la CFTC.

Ce débat sur la déconfessionnalisation de la CFTC agite beaucoup les réunions des équipes d’action catholique ouvrière, en cette année 1963, année précédant la scission CFTC/CFDT. Dans certaines équipes, il va de soi de porter la casquette de l’action catholique et celle de la centrale syndicale chrétienne. Dans d’autres équipes la question qui se pose est de savoir s’il est encore opportun de se réclamer d’une appartenance religieuse dans le syndicalisme. Une note interne à l’ACO, provenant du fonds Jean Nizey, estampillée « strictement confidentielle » destinée aux membres du comité national de l’ACO[11], renseigne sur l’inquiétude que peut générer le débat sur la déconfessionnalisation de la CFTC et sur les choix qui en découlent.

On y signale la décision de l’épiscopat de ne pas prendre parti officiellement sur la question. Formule ambiguë, car face aux aumôniers des équipes qui encouragent la disparition d’un syndicalisme chrétien, les évêques ne souhaitent pas abandonner le terrain. Ceux qui ont composé cette note (sans doute les responsables nationaux de l’ACO) invitent les militants de l’ACO à réfléchir sur la disparition du « capital moral que représente l’existence des syndicats chrétiens ». Parler de « capital moral » en péril nous place au cœur du débat. D’un côté, nous trouvons ceux qui se situent dans l’engagement syndical hérité se référant à la doctrine sociale de l’Église, nous sommes dans la continuité syndicale et l’entre soi. De l’autre côté, nous rencontrons ceux qui se réfèrent à des valeurs laïques capables de fédérer chrétiens et non chrétiens, nous sommes dans la rupture syndicale et l’ouverture à l’ensemble des travailleurs.

Bien entendu, cette dernière option est jugée suspecte par la hiérarchie ! Elle est coupable, dit-on dans ce document d’entraîner le syndicat vers le « socialisme démocratique » à une époque où les évêques maintiennent la condamnation du socialisme. Or, c’est la tendance de la déconfessionnalisation qui va l’emporter au congrès du 7 novembre 1964.

B. Dans la métallurgie, un prêtre ouvrier, incarne l’esprit de résistance syndicale CGT

En 1963, l’usine de la Chaléassière de la Société des forges et ateliers du Creusot (SFAC), considérée comme une entreprise de pointe de la métallurgie locale, emploie plus de 2 400 salariés, dont 80% hautement qualifiés. Souffrant de la conjoncture nationale et d’un retard de modernisation, « des changements importants » d’organisation sont annoncés par la direction. Les syndicats pressentant l’irrémédiable ont eu beau être attentifs et combatifs, la CFTC autour de Gilbert Palasse et la CGT autour de Charles Fiterman et Maurice Combe n’ont pu empêcher, en avril 1964 la liquidation de l’entreprise et le premier licenciement collectif (1 210 personnes) de la région, événements vécus comme un traumatisme par les Stéphanois.

C’est la figure de Maurice Combe qui nous intéresse. Il a parcouru à la SFAC tous les échelons des responsabilités syndicales jusqu’à devenir délégué du comité central d’entreprise. Or il était prêtre ouvrier : prêtre depuis 1941, ouvrier à la SFAC un an plus tard, ensuite prêtre insoumis puisqu’il est passé outre à la condamnation des prêtres ouvriers (PO) du 1er mars 1954. Grâce à l’attitude accommodante de la hiérarchie locale, Maurice Combe demeure inscrit comme « prêtre de la Mission Ouvrière, retiré du ministère paroissial », mais il ne célèbre plus jamais la messe. Il en est de même pour Jo Gouttebarge[12], lui aussi PO, mais qui disparaît de la liste des prêtres quand il se marie en 1958.

Maurice Combe s’est souvent exprimé sur sa vocation et le sens qu’il lui donne[13] . Il souhaite dit-il « faire sortir l’Église du ghetto dans laquelle elle est ». Il vit dans une pièce unique, rue Roger Salengro, en sous-sol, sous un café, sans eau courante, avec un seul WC pour les sept familles de la maison. Ce qu’il vit à l’usine le transforme, il subit la pénibilité du travail, les horaires abrutissants, mais il voit que les ouvriers ne se résignent pas. Six mois après son entrée à la SFAC, il se syndique à la CGT, plus représentative que la CFTC dont la proximité avec l’Église le gêne. L’engagement syndical est indissociable de sa mission. Dans un entretien avec Samuel Bouteille[14], il affirme que « la CGT est une des formes sociales chez les pauvres. Elle est l’espérance du règne de la justice. Nous y sommes; nous y luttons loyalement; nous y luttons même avec conviction ». Mais Maurice Combe refuse d’adhérer au PC, il le justifie pour une raison pratique. Il ne veut pas subir la lourdeur d’une autre institution après avoir échappé à celle de l’Église, « le Parti, vous savez, ne nous faisait pas de cadeau. Par ailleurs la solidarité, je pouvais l’exercer autrement. » C’est pourtant au nom de la solidarité, reconnaît-il, que Jo Gouttebarge a donné son adhésion au PC, mais il ne l’a pas fait par adhésion au marxisme[15].

C. La Mission ouvrière et l’évêque en soutien des mineurs en grève

Il s’agit d’une grève nationale, affectant tous les bassins français en même temps du 1er mars 1963 au 5 avril soit une durée de 35 jours, largement suivie par les mineurs de la Loire avec 7 500 grévistes sur les 8 300 employés des Houillères du bassin de la Loire. Que peut-on en retenir ? Politiquement, cette grève a ébranlé le pouvoir politique gaulliste, plus tard Georges Pompidou reconnaîtra que la réquisition des mineurs fut la plus malheureuse décision prise par son gouvernement. Syndicalement, elle témoigne de la maturité des mineurs qui n’ont pas cherché l’affrontement, et qui ont su rester unis dans l’action. Mentalement, elle a créé une prise de conscience du péril économique et social encouru par le bassin, car au-delà du charbon, on pouvait croire que tout l’appareil productif industriel était en péril. Voilà pourquoi cette grève fut la première à recueillir une quasi-unanimité de la population pour défendre une même cause, ingénieurs des mines compris.

Que les militants de la JOC et l’ACO se soient mobilisés au côté des grévistes, fait partie des comportements attendus. Ce qui surprend, c’est de voir dès la première semaine, Marius Maziers, évêque auxiliaire de Saint-Étienne s’impliquer sans aucune restriction et appeler les chrétiens à une responsabilité collective : « cette grève nous concerne tous ! ». À l’instigation des mouvements, la méthode du « Voir, juger, agir » qui a été inaugurée par les Jocistes et qui été reprise par tous les mouvements d’Action catholique, est transférée à la société civile pour l’amener à mieux partager la souffrance et l’inquiétude des mineurs.

Voir et s’informer : un peu partout, dans les quartiers dans les paroisses, sont organisées des réunions où l’on invite des mineurs, des ingénieurs pour expliquer le bien fondé de la grève.

Juger : les militants des mouvements, leurs aumôniers, les communautés de religieuses en monde ouvrier, les prêtres s’imposent une relecture de leur présence à l’événement à la lumière de leur foi, ce que les mouvements appellent une « révision de vie ». Paroles riches dans leur contenu[16] dont l’évêque et les prêtres se font écho dans leurs messages. Le message des prêtres est lu en chaire le dimanche 10 mars, celui de l’évêque est diffusé à 50 000 exemplaires dans un numéro gratuit de L’Essor, le dimanche 17 mars.

Agir : pour faire face aux difficultés des familles, s’organisent des comités de solidarité intersyndicaux et interconfessionnels qui récoltent des fonds, accordent des aides financières aux familles, parfois des prêts, distribuent de la nourriture et assurent pour les enfants des séjours dans des familles sympathisantes. À signaler l’opération « paquet de cigarettes » à la JOC qui invite les jeunes à se priver d’un paquet de cigarettes par semaine pour reverser l’argent aux comités de solidarité.

 L’Essor, supplément gratuit au numéro 856 du 17 mars 1963 : pour l’évêque auxiliaire Marius Maziers, « La présence de l’Église dans les événements n’est pas politique mais religieuse ».

D. L’ACO défenseur de la respectabilité ouvrière lors de la célébration de Sainte-Barbe à Saint-Ennemond

Cette fête de Sainte-Barbe a toujours été un rituel dont le contenu religieux n’est pas l’essentiel, elle est principalement l’occasion de rassembler à l’église les mineurs en costume de ville et leurs ingénieurs. Non pas côte à côte, mais selon une hiérarchie bien établie avec les ingénieurs au premier rang de la nef et les mineurs derrière, placés comme toujours en position subalterne.

En ce 4 décembre 1963, la foule se presse par grappes à l’église Saint-Ennemond du quartier Beaubrun à Saint-Étienne. Surprise pour les ingénieurs, le garde qui les accueille un à un ne les place pas au premier rang comme à l’ordinaire, les chaises étant déjà occupées… L’événement eut un grand retentissement, François Margand, le président des Houillères l’interprétant comme un affront.

En fait l’événement n’a rien de fortuit. Les responsables de l’ACO avaient demandé à tous les curés qui devaient célébrer dans leur paroisse une messe de Sainte-Barbe de profiter de l’occasion pour en faire un moment d’évangélisation et pour signifier l’indépendance de l’Église vis à vis du patron[17]. Tous les curés tergiversèrent, attendant que ce soit l’Évêque qui se prononce, seul Henri Rey-Herme, le curé de cette paroisse Saint-Ennemond, paroisse d’avant-garde de l’action catholique ouvrière[18], a osé aller à l’affrontement avec la Direction des Houillères.

III. Une Église accusée de « faire de la politique »

Le moment est venu d’expliciter ce qui guide tous ces acteurs de la Mission ouvrière, laïcs et ministres ordonnés.

– Pour beaucoup, l’impression de marcher sur une ligne de crête

Il s’agit d’une ligne de crête avec, d’un côté, une Église dont ils sont membres mais dans laquelle ils ne se sentent pas en harmonie parce qu’elle affiche son triomphalisme, qu’elle fonctionne en ghetto et qu’elle cléricalise les syndicats et les partis politiques. Difficile aussi d’accepter une institution sacralisée qui se croit la seule dépositaire de la vérité. De l’autre côté, il y a cette famille ouvrière dont ils sont les membres, dont ils partagent les luttes par souci de justice, convaincus qu’ils peuvent croire à la révolution, tout en restant fidèles à l’Évangile. Certains adhèrent à la CGT voire au PC par conviction ou solidarité, pourtant d’autres souhaitent garder une distance par rapport à l’idéologie et aux structures communistes. Cet exercice de l’entre deux n’est pas facile, témoin cette confidence de Maurice Combe : « Il y a des moments où dans l’usine je ne me sens d’accord avec personne, ni le patron, ni les copains, ni le Parti, ni les syndicats, ni l’Église »[19].

Toute cette frange de l’Église qui donne la primauté aux ouvriers exaspère un certain nombre de « bons croyants » et lorsque survient la grève des mineurs et que l’évêque affiche clairement son soutien aux grévistes, ça en est trop.

– « Une Église qui fait fausse route »

Ce sont les femmes de l’Action catholique générale des femmes (ACGF) (il faut bien comprendre qu’elles n’appartiennent pas à un milieu social défini), lors d’une réunion de révision de vie de l’équipe départementale qui nourrissent le tir. Les expressions d’incompréhension et d’hostilité sont soigneusement consignées par l’aumônier : « Je suis écœurée par l’attitude de l’Église en face de cet événement. Normalement l’Église ne doit pas s’en mêler ! » « L’Église sent tourner le vent, et se met du côté du manche », « Les curés qui ne font rien n’ont pas à se mêler de ceux qui travaillent », « L’Église se rapproche du communisme », « De quoi se mêlent les évêques ? Pourquoi ces quêtes aux portes de l’église ? on prend le pain aux pauvres ».

Et dire que c’est l’évêque lui-même par son questionnement qui a fait advenir cette flambée de récrimination : conflit de conceptions religieuses ? conflit de projets politiques ? ou prémices de ce conflit de générations qui va survenir quelques années plus tard ?

En tout cas, l’évêque perçoit très vite la nécessité d’éclairer l’opinion publique sur la détermination de l’Église.

– « La présence de l’Église dans les événements n’est pas politique mais religieuse ».

Dans le numéro spécial de L’Essor du 17 mars, Marius Maziers essaye de désamorcer les critiques. Tout en défendant la cause des mineurs en grève, il écarte toute accusation d’opportunisme ou de propagande de l’Église, il parle dit-il au nom de la justice. Chaque mineur est une personne et non un instrument de travail, il a droit à être respecté dans son travail, à être rétribué dignement, à être reconnu comme individu et à se syndiquer. Par ailleurs Marius Maziers s’adresse aux responsables de l’action publique et leur rappelle qu’au nom du bien commun[20] ils devraient s’attacher à promouvoir les plus faibles et les plus pauvres.

Et maintenant, à l’issue de ce parcours, savons-nous mieux ce que signifie être à gauche dans l’Église pour un ouvrier militant chrétien ? En nous disant que le cas stéphanois n’est qu’un cas d’école :

– c’est une personne fière de se battre avec ses camarades ;

– c’est une personne partie prenante de la classe ouvrière et de ses organisations pour atteindre un projet de société juste, se démarquant de la conception charitable ;

– c’est une personne en rupture par rapport au système capitaliste, mais aussi par rapport à l’institution ecclésiale quand elle ne joue plus son rôle d’accueil, de tolérance et de respect ;

– c’est une personne qu’on identifie comme animée par la foi mais qui a la certitude que le christianisme n’a pas le monopole des valeurs humaines.

 

Maurice BEDOIN

Notes :

[1] Saint-Étienne, qui dépend alors de l’archidiocèse de Lyon, accueille depuis 1917 un évêque auxiliaire en résidence, concession accordée par Rome face aux revendications d’une partie de la bourgeoisie locale, désireuse d’obtenir un diocèse autonome (JOMAND Joseph, La longue marche vers le diocèse de Saint-Étienne (1856-1971), Lyon, imprimerie A. Rey, 1978).

[2] Sur les débuts de la JOC dans la Loire : NIZEY Jean, « Naissance et développement de la JOC à Saint-Étienne (1930-1940) », dans Gérard Cholvy (dir.), Mouvements de jeunesse chrétiens et juifs : sociabilité juvénile dans un cadre européen, 1799-1968, Paris, Le Cerf, 1985, p. 233-246.

[3] Pierre-Marie Gerlier (1880-1965), d’abord avocat au barreau de Paris, membre actif puis Président de l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF) de 1909 à 1913. Vocation tardive, il devient prêtre à 41 ans, prend la charge des œuvres sociales de l’archevêché. Nommé évêque de Tarbes et Lourdes à 49 ans, puis archevêque de Lyon et cardinal à 57 ans. De son parcours contradictoire et foisonnant, retenons qu’il a encouragé dans son diocèse toutes les formes de catholicisme social, l’expérience des prêtres-ouvriers et la recherche théologique.

[4] ANCEL Alfred, 5 ans avec les ouvriers, témoignage et réflexions, Paris, Éditions du Centurion, 1963.

[5] Deux rapports dactylographiés de 1960 et 1961, Archives du diocèse de Saint-Étienne, fonds Jean Nizey, carton J S10, ACO.

[6] En 1962, ces nouveaux quartiers sont peuplés, pour 61,7 % de la leur population, par des employés, des ouvriers qualifiés et des ouvriers spécialisés, contre 48 % pour la totalité de la ville de Saint-Étienne, cf. VANT André, Les grands ensembles du sud-est de Saint-Étienne, essai de géographie sociale, Université de Saint-Étienne, juin 1974.

[7] Pour replacer le phénomène dans la perspective nationale, consulter : BOULARD Fernand et RÉMY Jean, Pratique religieuse urbaine et régions culturelles, Paris, Éditions Ouvrières, 1968.

[8] Marcel Montcel d’abord militant de quartier est ensuite appelé à la présidence nationale de la JOC. Il devient administrateur d’organismes sociaux et candidat aux élections législatives de 1956 sur la liste Jeune République et aux élections municipales de 1959 : cf. ORIOL Cécile, Marcel Montcel militant ouvrier chrétien (période 1912-1960), mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, sous la direction de Brigitte Waché, Université de Saint-Étienne, juin 1993. Lire aussi les notices Maitron de Marcel Montcel, Jean Rechatin et de Gaston Meynard, rédigées par Jean Nizey.

[9] Pour élargir les points de vue, consulter : DREVET Henri, Les problèmes de l’évangélisation dans le monde ouvrier, tels qu’ils se présentent notamment dans le bassin stéphanois, thèse présentée à la Faculté autonome de théologie protestante de l’Université de Genève, 1962.

[10] Viens et vois, organe mensuel d’action familiale protestante, janvier 1963, article de Roger Mehl, professeur de la Faculté de théologie de Strasbourg

[11] Archives du diocèse de Saint-Étienne, fonds Jean Nizey, carton J S10 ACO.

[12] Jo Gouttebarge (1924-1964), vicaire de la paroisse Saint-Ennemond en 1949, travaille à partir d’octobre 1951 à l’usine Barrouin de la CAFL, dans le quartier du Marais (André Caudron et Nathalie Viet-Depaule, « GOUTTEBARGE Joseph, Antoine », Dictionnaire biographique MAITRON [en ligne]).

[13] COMBE Maurice, L’alibi, vingt ans d’un Comité central d’entreprise, Paris, Gallimard, collection Témoins, 1969.

[14] BOUTEILLE Samuel, Les prêtres ouvriers à Saint-Étienne (1949-1964), mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, sous la direction de Bernard Delpal, Université de Saint-Étienne, 1997.

[15] HURET Jean-Marie et COMBE Maurice, Fidèle insoumission : en 1954, des prêtres-ouvriers refusent de se soumettre, Paris, Éditions du Cerf, 1999.

[16] Archives du diocèse de Saint-Étienne, fonds Jean Nizey, carton J S10, ACO.

[17] Archives du diocèse de Saint-Étienne, fonds Jean Nizey, carton K S10, ACO.

[18] La section JOC de Saint-Ennemond a été l’une des premières de Saint-Étienne à être affiliée, en 1930, après celle de Valbenoite, à l’instigation de Marcel Montcel. L’abbé Henri Rey-Herme, issu d’une des grandes familles d’industriels stéphanois, avait par ses origines la capacité de tenir tête aux grands patrons. Il est resté curé de la paroisse Saint-Ennemond de 1947 à 1970.

[19] HURET Jean-Marie et COMBE Maurice, Fidèle insoumission : en 1954, des prêtres-ouvriers refusent de se soumettre, op. cit.

[20] Concept qui sous-tend la doctrine sociale, politique, économique de l’Église et qui se réfère à la théologie de Saint-Thomas d’Aquin. Le rôle du politique est de prévoir les dispositifs pour que les biens accaparés par certains soient partagés.

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