Les grèves du Chambon : II. La première grève

Léon de Seilhac, Les grèves du Chambon, Paris, Librairie Arthur Rousseau, coll. Bibliothèque du Musée social, 1912.

 

Jean-Marie Tyr et Laurent Moulin

 

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II. — LA PREMIÈRE GRÈVE

On peut dire que les deux grèves du Chambon sont les épisodes d’une lutte sans merci entre les patrons et les ouvriers boulonniers. Ces deux grèves n’en font d’ailleurs qu’une en réalité, car, la première s’étant terminée par une paix boiteuse et mal assise qui ne satisfaisait personne, il était évident que la guerre ne tarderait pas à se rallumer. Les grèves sont comme des fruits qui doivent mûrir avant d’être récoltés. Si on les cueille trop tôt, ils pourrissent et ne mûrissent pas. Une grève, qui n’a pas lassé les deux partis, et qui se termine par un compromis bâtard, dont aucune des parties n’est satisfaite, risque de se réveiller, à peine éteinte. C’est le feu qui couve sous la cendre et que le moindre souffle ranime.

Nous étudierons donc cette action en deux actes, en la considérant comme une action unique : ce qui est la vérité ; et en montrant qu’il n’y eut qu’un entr’acte, fort court, entre ces deux tableaux de la vie sociale.

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La cause de la première grève est, en réalité, le désir des ouvriers boulonniers de manifester l’autorité de l’ancien syndicat limier, nouvellement accru de leurs adhésions, et d’en augmenter la puissance.

Au Chambon se trouvent, comme nous l’avons dit, trois industries.

L’industrie de la lime, exercée en général par de petits patrons, souvent ouvriers eux-mêmes, et manifestant des idées radicales et même socialistes, exploitant des ateliers où se trouvent un, deux ou trois ouvriers en sous-ordre.

Il est facile de comprendre qu’avec de tels patrons, les ouvriers avaient beau jeu pour constituer des syndicats puissants, et, de fait, tous les ouvriers de la fabrication de la lime appartenaient, sans exception, à l’organisation syndicale.

La grosse industrie métallurgique. C’est l’usine de M. Georges Claudinon, maire de Chambon. Les syndiqués y étaient peu nombreux.

Dans la boulonnerie, les ouvriers, ayant affaire à des patrons d’assez grosse importance, étaient fort peu nombreux au syndicat. C’est à peine si le vingtième d’entre eux, un sur cinq, était syndiqué. D’ailleurs, le syndicat manifestait

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hautement ses tendances révolutionnaires et cela n’était pas fait pour rendre les syndiqués sympathiques aux patrons !

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En mai 1909, la Chambre syndicale écrivait à MM. Besson, patrons boulonniers, pour leur demander le renvoi d’un contremaître qui avait empêché, disait-on, un gamin de s’absenter de l’usine et avait tiré les oreilles d’un autre gamin. M. Demeure, président du syndicat des ouvriers en limes, fut invité par les patrons à faire une enquête dans l’atelier. Elle fut sans résultat. On ne put prouver les allégations portées à l’égard du contremaître. Cela n’empêcha pas le syndicat de déclarer la grève à l’usine Besson. Cette déclaration ne fut adoptée que par quelques syndiqués ; mais le président se contenta de dire : « Quand un vote a été fait en chambre syndicale, il est acquis, on ne peut y revenir. » La grève dura quelques jours seulement. Le contremaître avait donné sa démission. Le syndicat voulut exiger des patrons qu’ils fissent connaître cette décision, par lettre adressée au syndicat. Il y eut discussion entre les représentants du syndicat, MM. Tyr et Demeure, et les patrons, « Nous

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savons que vous êtes pour la conciliation, leur dit M. Demeure. Nous, nous sommes des rouges et nous voulons la révolution. » La conversation tourna court, MM. Besson ayant fait remarquer aux délégués ouvriers qu’après cette déclaration ils n’avaient plus rien à dire. — La grève prit fin cependant le lendemain matin.

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Après ces incidents, sept mois s’écoulèrent pourtant, sans nouvelle aventure.

Le 12 ou le 13 décembre 1909, se produit un prétexte à réclamation : M. Troussieux, engagé comme tourneur à l’usine Besson, est renvoyé pour incapacité dans le travail. Il était prévenu d’avoir à chercher un autre embauchage, avant la fin de la semaine, qui tombait le 18 décembre.

Le 16 à 4 heures du soir, il déposait une plainte à la chambre syndicale, et celle-ci mettait en demeure MM. Besson de reprendre leur ouvrier. Les patrons ne répondirent pas à cette nouvelle exigence, cependant, pour éviter une nouvelle grève, ils firent embaucher M. Troussieux dans une autre usine. Celui-ci accepta d’abord, mais fut ensuite dissuadé d’accepter cette proposition. Il dit même à ses patrons que lui ne

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réclamait rien, mais qu’on le forçait à réclamer. Les patrons firent signer, par la presque unanimité des ouvriers de l’atelier où M. Troussieux était occupé, qu’ils étaient satisfaits et n’avaient aucune réclamation à formuler. Néanmoins la grève éclata.

Elle éclata le 22 décembre à la rentrée du matin. Ce jour-là, MM. Besson disent aux ouvriers, devant la porte de l’usine, que, pour éviter un conflit, ils acceptent de reprendre M. Troussieux à titre d’essai et de le garder s’il réussit à convenablement accomplir sa tâche. Mais le secrétaire général du syndicat, M. Moulin, se trouve là et crie : « Camarades, on ne rentre pas ! »

— Tout le monde obéit à cet ordre. — Deux des ouvriers de MM. Besson leur disent : « Vous reprenez Troussieux, c’est très bien ; mais il faut l’écrire à la chambre syndicale. »

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Tout est là. On exigeait que le patron signât sa capitulation, et la chambre syndicale voulait prouver que c’était sous son influence que le conflit se terminait à l’avantage des ouvriers. Il fallait forcer le patron à reconnaître le syndicat et par là il était entendu que le syndicat devait être

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l’intermédiaire obligatoire entre le chef de l’usine et les ouvriers qu’il employait.

Il fallait également montrer qu’un ouvrier affilié au syndicat devenait par là-même intangible. Le lendemain, tous les autres ouvriers boulonniers quittaient le travail par pure solidarité.

Les ouvriers de MM. Besson avaient envoyé le 21 décembre à leurs patrons une lettre, où ils déclaraient que les conditions de leur rentrée n’était pas seulement la réintégration à sa place du tourneur Troussieux, mais encore les conditions suivantes :

Les contremaîtres seront plus corrects avec les ouvriers sous leurs ordres, ceux-ci s’engageront à l’être avec eux.

Une sécurité plus grande au point de vue de l’emploi. L’ouvrier ne doit plus être à la merci des fantaisies et des caprices des contremaîtres.

Tel était l’ultimatum du syndicat !

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Les patrons n’y répondirent pas. Ils se contentèrent d’afficher l’appel suivant :

« Après trois semaines d’une grève sans motif qui menace de se prolonger, nous voulons dégager notre responsabilité des suites qu’elle entraînera.

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En tout cas, nous tenons à faire savoir à nos anciens ouvriers que nous n’ouvrirons nos usines que si la question de l’intervention du syndicat dans nos ateliers est laissée de côté.

Nous ne traiterons pas avec l’organisation syndicale du Chambon et nous n’admettons pas qu’elle s’occupe de ce qui se passe chez nous au point de vue professionnel, pas plus qu’elle n’admettrait que nous nous occupions de ce qui se passe chez elle.

« Chacun chez soi ! »

Le Chambon, le 8 janvier 1910.

Jusqu’au 10 février, le conflit ne semblait pas devoir s’étendre aux autres usines : mais déjà, les violences avaient commencé par des bris de vitres et des jets de pierres. Les ouvriers se trouvaient être dans une situation inextricable. Aucun autre patron de la métallurgie ou des mines de la région ne consentait à les embaucher et, d’autre part, ils ne pouvaient prévoir la fin de la grève à la maison Besson, puisque, là, on refusait de discuter avec le syndicat. C’est vers le syndicat qu’ils se retournèrent. Le syndicat fit appel à tous les ouvriers et décida de tenter une levée en masse.

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Par une affiche apposée le 10 février, les dirigeants du syndicat du Chambon déclarèrent que le syndicat était attaqué. Une réunion s’en suivit, où l’on vota la grève générale de la boulonnerie. Le secrétaire de la Chambre syndicale écrivit au représentant du « Groupe amical des patrons boulonniers » que si, dans les 48 heures, les patrons n’entraient pas en rapport avec l’organisation ouvrière, pour s’expliquer sur l’entrave qu’ils avaient mise à la liberté du travail, en refusant d’employer les ouvriers de l’usine Besson et en acceptant les commandes urgentes de la même usine, la grève générale serait déclarée. Le président du « Groupe amical des patrons » ayant répondu qu’il ne pouvait répondre au nom de ses collègues, une députation lui fut envoyée pour le mettre en demeure de convoquer ceux-ci.

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Les patrons réunis firent la déclaration suivante :

« Les patrons boulonniers du Chambon-Feugerolles déclarent qu’ils ont toujours été disposés à examiner avec bienveillance les revendications formulées par le personnel de chacun d’eux ;

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mais ils estiment n’être pas en mesure de discuter d’une façon collective. »

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Le soir même de cette déclaration (15 février), les ouvriers, déçus dans leurs espérances, votaient de nouveau la grève générale de la boulonnerie, et cette grève devenait effective le lendemain.

Il était déjà question d’appeler à la rescousse les ouvriers limiers, pour renforcer les cadres des boulonniers. Le 19 février, le juge de paix, M. Pingeon, qui, dans ces tristes événements, mit le dévouement le plus grand à sauvegarder la paix sociale, faisait apposer une affiche pour faire appel à la bonne volonté de tous et demander aux patrons et aux ouvriers de constituer des délégués, qui se réuniraient en Comité de conciliation, pour discuter les questions qui divisaient les deux parties.

Les patrons acceptèrent ce jour même, et le soir, la réunion des ouvriers vota d’abord semblable mesure ; mais elle prit ensuite certaines décisions contradictoires. L’assemblée vota, en effet, la déclaration de grève générale des ouvriers en lime et en grosse métallurgie pour le 23 février.

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L’assemblée décida également d’écrire à un patron qu’elle avait pris la résolution de se passer du concours de toute tierce personne et d’entrer directement en relations avec les patrons.

Le juge de paix, ne recevant pas de réponse, s’adressa de nouveau au syndicat ouvrier, le 22 février.

Celui-ci répondit à cette proposition en votant la grève générale de la métallurgie pour le lendemain.

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C’était une sottise. — Au lieu de 900 grévistes, le Comité de grève allait en avoir 4.000 à soutenir. C’était au-dessus des forces du syndicat et c’était rendre la défense plus difficile. Mais on estimait que les boulonniers étaient trop jeunes syndiqués et trop peu nombreux (5 pour 100 de la corporation seulement) pour affronter une première grève sans être encadrés par les limiers, vieux syndiqués et syndiqués dans la proportion de 90 pour 100.

L’ordre de grève fut donc ponctuellement exécuté.

Pourtant, à la grande usine de M. Georges Claudinon, la rentrée fut presque complète ; mais

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devant le tumulte que souleva parmi les grévistes la sortie de 11 heures et demie, M. Georges Claudinon prit l’initiative de congédier son personnel.

Le chômage fut donc complet. 4.000 ouvriers étaient atteints par la grève.

La cause de cette grève, nous l’avons dit, c’était simplement la reconnaissance, exigée par le syndicat, de son existence et action, c’est-à-dire de son intervention obligatoire, dans tous les rapports entre patrons et ouvriers.

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Cependant les efforts répétés du juge de paix, M. Pingeon, avaient amené les patrons à accepter la réunion de conciliation avec la délégation du syndicat. Seuls MM. Besson ne voulurent pas y être représentés et, pour éviter que leur présence au Chambon donnât prétexte à des manifestations tumultueuses, ils avaient quitté le Chambon le 8 janvier et affiché qu’ils n’ouvriraient leurs usines que lorsque la question de l’intervention du syndicat dans leurs usines aurait été abandonnée. Ils déclaraient en outre que jamais ils ne traiteraient avec l’organisation syndicale.

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Les ouvriers ne semblaient pas moins intraitables, et il fallut toute l’habileté du juge de paix pour réunir les deux parties.

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Nous allons sommairement résumer ces tergiversations et cet acte d’habile diplomatie.

Nous avons vu que, le 21 décembre, les grévistes avaient envoyé un ultimatum à leurs patrons, stipulant que le travail ne serait repris qu’aux trois conditions suivantes :

1° Réintégration du tourneur Troussieux à sa place ;

2° Correction plus grande du contremaître ;

3° Plus de sécurité pour les ouvriers au point de vue de leur emploi.

Ces trois conditions ne pouvaient pas donner lieu à une formule de conciliation.

Pour Troussieux, les patrons avaient offert de le reprendre.

Pour les deux autres conditions, ce n’étaient que de vaines promesses que pouvaient faire les patrons. Il eût fallu citer des faits précis, formuler des accusations basées sur des exemples. Rien de tout cela n’avait été préparé.

Les grévistes s’en rendirent d’ailleurs compte,

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car ils ajoutèrent, par la suite, des réclamations d’ordre technique, qui pouvaient donner matière à compromis.

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Les offres du juge de paix avaient été tout d’abord déclinées par les ouvriers.

Le 1er janvier, le secrétaire du Comité de grève avait répondu à l’invitation du juge :

« Nous avons l’honneur de vous prévenir qu’une commission de conciliation, composée de 8 membres, tant du syndicat que de l’usine Besson, est constituée depuis le début du conflit et n’attend pour rentrer en pourparlers que le bon vouloir de MM. Besson. En conséquence nous vous remercions de vos offres d’arbitrage. »

M. Pingeon ne se découragea pas et déclara aux ouvriers, par une nouvelle lettre, que ce n’était pas un arbitrage qu’il proposait :

« Il ne faut pas qu’il y ait, au sujet de la démarche que j’ai tentée auprès de vous, en même temps qu’auprès de vos patrons, l’ombre d’un malentendu ou d’une équivoque. Cette demande n’est pas une offre d’arbitrage. Le rôle légal d’un juge de paix, dans les conflits du travail,

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n’est pas celui d’un arbitre. Le juge de paix n’a d’autre mission que de réunir les délégués en sa présence et de diriger les débats, s’il en est prié. Si un accord intervient, sur les conditions de la conciliation, ces conditions sont consignées dans un procès-verbal, dressé par ce magistrat et signé par les délégués des parties. Si l’accord ne s’établit pas, les parties peuvent avoir recours à un arbitrage, en désignant chacune, soit un, ou plusieurs arbitres, soit un arbitre commun. Si les arbitres eux-mêmes ne s’entendent pas, la loi a prévu le mode de désignation de l’arbitre départiteur, qui est choisi, soit par les premiers arbitres, s’ils peuvent se mettre d’accord pour faire cette désignation, soit par le président du tribunal civil. Cette procédure est simple, n’a rien d’irritant et, dans maintes circonstances, a permis de mettre un terme à de douloureux conflits, sans laisser derrière elle, au cœur des belligérants, la moindre amertume. En vous conseillant d’y avoir recours, je remplis un devoir de ma fonction et j’ai la conscience de servir utilement vos intérêts légitimes, en même temps que ceux de vos familles. »

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Réponse du Comité de grève, le 3 janvier :

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« Nous ne discuterons avec ces Messieurs (MM. Besson) que lorsqu’ils seront décidés à nous donner satisfaction. Nul autre que nous-mémes n’est plus qualifié pour discuter nos intérêts en présence de gens si arbitraires. »

M. Bouchacourt, secrétaire général de la Préfecture, ayant essayé, de son côté, de plier l’intransigeance du syndicat, s’attira cette réponse : « Les grévistes sont assez grands garçons pour faire leurs affaires eux-mêmes. »

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MM. Besson n’étaient pas plus favorables à une tentative de conciliation.

Ils déclaraient qu’il n’y avait pas de conflit réel entre eux et leurs ouvriers. Certains ateliers n’étaient arrêtés que parce que les ouvriers étaient mis dans l’impossibilité de rentrer à l’usine. Dans d’autres, 60 ouvriers sur 70 avaient signé un papier, affirmant qu’ils étaient contents et n’avaient rien à réclamer. Les dix autres réclamaient la réintégration de Troussieux. Cette réintégration, MM.Besson l’avaient acceptée à l’essai, c’est-à-dire qu’elle n’aurait été définitive que si l’ouvrier eût prouvé son habileté professionnelle. Au fond, cette demande de réintégration

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n’était qu’un prétexte pour forcer les patrons de cette usine à « causer avec le syndicat ». Or le syndicat avait lancé des injures et des menaces contre MM. Besson et il semblait impossible à ceux-ci de discuter avec un syndicat anarchiste, qui ne cherchait qu’à embrouiller les choses et à empêcher la solution des conflits. En conséquence, MM. Besson, plutôt que de traiter avec le syndicat, se déclaraient prêts à fermer, immédiatement, et pour toujours, leurs usines.

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Le 14 janvier, le Comité de grève affichait un appel dont les termes montrent suffisamment que la seule cause de la grève, c’était la volonté affirmée par les ouvriers de prendre comme intermédiaire le syndicat seul, et que la grève continuerait, tant que les patrons ne consentiraient pas à causer avec le syndicat.

« Nos patrons, disait cet appel, refusent systématiquement de discuter nos modestes revendications, par l’intermédiaire du syndicat métallurgiste. Ils veulent traiter directement avec nous. Si nous acceptions, le conflit serait vite terminé (nos revendications sont minimes), mais nous ne voulons pas. »

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Cependant les ouvriers qui auraient voulu reprendre le travail organisaient le 15 janvier une réunion à la salle de la gymnastique. Elle ne put avoir lieu. Les grévistes s’emparèrent du local.

De jour en jour les violences deviennent plus nombreuses. Des maisons sont lapidées ; le 16, les vitres du tram sont brisées et un mineur a l’œil crevé d’un éclat de verre — Le 28 janvier, un café tenu par un jaune est saccagé. Des coups de revolver sont tirés dans l’obscurité.

Le 22 février, le secrétaire du Comité de grève avait écrit au juge de paix que le Comité acceptait de constituer un Comité de conciliation. Délégués, patrons et ouvriers se réunirent le 23 février. À cette réunion, après avoir recherché et discuté les bases d’une entente, sur laquelle on était presque d’accord, les délégués se séparèrent pour en référer à leurs mandants. — Nouvelle réunion, le 25 : les délégués-ouvriers, moins conciliants qu’à la première entrevue, déclarent être mandatés seulement pour la reconnaissance officielle du syndicat. Les délégués patrons déclarent qu’ils ont mandat pour discuter sur les bases posées dans la première

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entrevue, mais qu’ils ne sont pas autorisés à accepter purement et simplement la reconnaissance du syndicat ouvrier.

Le 23 février, le syndicat envoyait aux patrons limiers une lettre pour les prévenir que le mouvement, dans lequel ils se trouvaient engagés, n’était pas une manifestation hostile envers MM. les fabricants de limes de la localité, mais que ce mouvement avait un caractère de pure solidarité, envers la fraction des travailleurs déjà en lutte, et n’était qu’une protestation énergique pour la défense de l’organisation syndicale menacée.

À ce moment, les pourparlers, si laborieusement engagés entre patrons et ouvriers, furent rompus. Les ouvriers auraient désiré que les patrons prissent fait et cause contre leurs collègues MM. Besson. — Ordre était intimé aux patrons, par le syndicat ouvrier, d’avoir à embaucher les 190 ouvriers de l’usine Besson.

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Les patrons répondirent de la façon suivante à la demande de reconnaissance du syndicat :

« Les patrons boulonniers du Chambon-Feugerolles,

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considérant que les syndicats ont été constitués par une loi (21 mars 1884) avec des attributions réglées par cette loi, déclarent ne pas contester et n’avoir jamais contesté à leurs ouvriers les droits qu’ils tiennent de la loi, dont il s’agit.

« Les intérêts des patrons boulonniers n’étant pas les mêmes, leur outillage et leur méthode de travail étant différents, il leur est impossible d’accepter de discuter les diverses questions ouvrières autrement qu’avec leur personnel.

« Dans cette voie, les patrons boulonniers sont toujours disposés à causer avec leurs ouvriers respectifs, dans le plus grand esprit de justice et de bienveillance. »

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Le préfet de la Loire manifesta à ce moment, d’après le Progrès de Lyon, toute sa colère contre les patrons qu’il accusait de ne pas vouloir reconnaître l’organisation légale du syndicat.

« Le syndicat ouvrier, disait M. Brelet, reconnu par la loi, ne saurait être ignoré ni d’un patron, ni d’un groupe de patrons, ni, à plus

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forte raison, d’un syndicat de patrons[4]. « Vous ne voulez pas causer aujourd’hui. Mais il faudra bien que vous causiez dans huit jours, et alors vous aurez déchaîné sur la vallée de l’Ondaine, sur Firminy, sur Unieux, sur La Ricamarie, des misères, des ruines, des désastres. Vous aurez dépensé beaucoup d’argent, vous aurez fait souffrir une population de vingt mille ouvriers, vous aurez compromis vos débouchés, tout cela en pure perte ! Pourquoi ne pas commencer par où fatalement on doit finir ? »

Et le journal ajoutait :

« Le syndicat a pour lui la force du droit et de la loi. Les patrons ont beau faire, ils seront obligés de capituler. »

Le 28 février, les ouvriers écrivaient une nouvelle lettre aux patrons, ou le même refrain est répété :

« Nous tenons à vous déclarer par la présente, disaient-ils, que le seul point qui nous sépare repose uniquement sur la reconnaissance officielle du syndicat. »

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Pour animer cette grève triste et traînante,

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on organisa des cortèges, des manifestations sur cette longue route qui va à St-Étienne et qui passe à la Ricamarie de sinistre mémoire.

Les femmes, les hommes, les enfants marchent et chantent, en toilettes du dimanche, derrière des drapeaux rouges, des fanfares, des tambours. Les plus petits enfants entonnent l’Internationale et la Carmagnole. « C’est la lutte finale » et « À la lanterne ! » Des gamins de six ans crient sur un mode aigu : « La grève ! La grève pour défendre le syndicat ! »

Le juge de paix, inlassable, ne se laissait pas démonter par ses tentatives avortées, il voulait aboutir à une solution et son admirable constance le poussait à continuer son rôle de conciliateur.

***

Les ouvriers boulonniers refusaient d’accepter une formule de conciliation. Le juge de paix se retourna vers les patrons et les ouvriers limiers. Eux du moins n’ont rien qui les désunisse. Ces ouvriers étaient en grève par pure solidarité.

« Il ne me semble pas, écrit M. Pingeon, le 4 mars, qu’il y ait entre les fabricants de limes et leurs ouvriers des difficultés insurmontables,

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et, avec un peu de bonne volonté réciproque, on pourrait peut-être arriver à se mettre d’accord sur la reprise du travail dans cette corporation. Je crois bien que c’est le vœu de tout le monde ; mais personne, ni du côté des patrons, ni du côté des ouvriers, n’ose faire le premier pas dans la voie de la conciliation. »

Les ouvriers limiers ne répondirent pas à cette invite.

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MM. Besson, étant absents et s’étant retirés à Lyon pour la durée de la grève, avaient écrit, le 24 février, à leurs collègues du Comité de conciliation que leur désir de conciliation n’avait pas été troublé par les événements et qu’ils n’avaient jamais refusé de causer avec leurs ouvriers.

« Une preuve de nos sentiments de conciliation est justement le cas de l’ouvrier Troussieux, ajoutaient-ils. Ne pouvant le garder pour des considérations d’ordre professionnel, nous l’avions fait embaucher ailleurs, la veille du jour de la cessation du travail dans nos usines. Cet embauchage, accepté d’abord par l’ouvrier Troussieux, fut ensuite refusé par lui, sous l’influence de certains de ses camarades, qu’il rencontra à la porte de l’usine, au moment où il venait se faire

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régler le mardi 21 décembre, à 6 heures du soir.

« Le lendemain matin, mercredi 22 décembre, à 6 heures, pour engager les ouvriers à rentrer à l’usine, et pour éviter le conflit actuel, nous avons dit aux ouvriers assemblés devant la porte de l’usine que nous acceptions la rentrée de Troussieux. Cela n’empêcha pas la grève de se produire. Néanmoins, nous ne voulons pas revenir sur cette promesse. — Cette manière d’agir vis-à-vis de Troussieux vous montre bien que nous n’avons pas l’intention d’user de représailles ou de faire aucun renvoi pour faits de grève. »

La grève traînait. De temps à autre, les manifestants continuaient leurs exodes bruyants sur Saint-Étienne.

Les journaux qui ne sont pas favorables aux grévistes étaient l’objet de huées.

Au Chambon, des patrouilles de nuit avaient été organisées, sortes de corps de garde civils, pour surveiller les usines et empêcher l’expédition d’objets fabriqués.

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Le 10 et le 12, les deux parties se battent sur des textes qui donnent satisfaction aux uns et aux autres.

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Les patrons proposent d’abord la formule suivante :

« Nous n’avons jamais eu l’intention de nier l’existence légale du syndicat, et d’ailleurs nous avons accepté des pourparlers à titre de conciliation entre les délégués ouvriers et patronaux. Nous demandons seulement qu’il soit bien entendu que les difficultés d’ordre professionnel, pouvant surgir dans nos usines respectives, soient examinées par des commissions techniques compétentes.

« Ces commissions techniques seront composées de quatre ouvriers faisant exclusivement partie de l’usine en cause et désignés à la majorité des ouvriers, syndiqués ou non, de l’usine visée, par un vote à bulletin secret. Ils pourront être accompagnés de deux délégués, pris exclusivement dans la commission technique générale de la corporation. »

Les ouvriers demandaient à cette rédaction les modifications suivantes : « Nous n’avons jamais eu l’intention de nier l’existence légale du syndicat, que nous reconnaissons si bien que, depuis un mois, nous discutons avec ses représentants.

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« Nous demandons seulement à ce qu’il soit bien entendu que les différends d’ordre professionnel, pouvant surgir dans nos usines respectives, soient solutionnés par le fonctionnement de commissions techniques compétentes.

« Ces commissions techniques seront composées comme suit :

« 1° De deux à quatre ouvriers faisant exclusivement partie de l’usine en cause, suivant son importance, et désignés à la majorité des ouvriers, syndiqués ou non, de l’usine visée.

De deux délégués, pris exclusivement dans la commission technique générale de la corporation, commission technique syndicale.

« Cette commission aura pour objet de trancher à l’amiable les points en litige et, en cas de désaccord, elle soumettra, à un referendum (au sens étymologique du mot) des ouvriers de l’usine, l’acceptation définitive des solutions auxquelles les pourparlers auront abouti. »

Enfin une troisième formule, de transaction, était présentée par M. Fournereaux-Pontier, inspecteur du travail.

« Nous n’avons jamais eu, disait-elle, l’intention

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de ne pas reconnaître l’existence du syndicat, avec les délégués desquels nous discutons. Nous demandons seulement qu’il soit bien entendu que les différends d’ordre professionnel pouvant, dans nos usines respectives, résulter de l’impossibilité d’une entente amiable, soient examinés en commun par le patron intéressé et une commission technique, dans le but d’aboutir à une solution équitable.

« Cette commission sera composée, suivant l’importance de l’établissement, de deux ou quatre ouvriers faisant partie de l’usine en cause et désignés à la majorité des ouvriers syndiqués ou non de l’usine visée. Les patrons ne s’opposeront jamais à ce que les délégués soient accompagnés de un à deux autres délégués, pris exclusivement dans la commission technique syndicale et entendus au même titre que les précédents. »

Le 8 mars, MM. Boudoint et Mermier, accompagnés de M. Clapier, ingénieur civil des mines, se mirent en rapport avec la délégation ouvrière pour voir s’il n’y aurait pas possibilité d’élaborer une formule qui, tout en donnant satisfaction aux grévistes, ne léserait aucun des intérêts

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patronaux. Les patrons agirent en leur nom personnel et sans mandat de leurs confrères, dans le but très louable de trouver un terrain d’entente permettant de mettre fin au conflit. La formule qu’ils élaborèrent de concert avec les ouvriers fut adoptée par les grévistes, mais rejetée par les patrons qui, à leur tour, proposèrent un nouveau texte le 8 mars.

MM. Boudoint, Mermier et Clapier, à titre de délégués, eurent mission de le soumettre aux délégués ouvriers, comme émanant des patrons et devant être accepté par eux en cas d’acceptation par les ouvriers. Cette formule, que beaucoup de patrons n’avaient acceptée que comme un pis-aller, fut refusée par les ouvriers qui adressèrent, le 9 mars, aux patrons, un ultimatum par lequel le Comité de la grève les informait qu’ils n’avaient mandat de n’entrer en discussion avec eux que si ces derniers acceptaient de discuter sur les bases de la formule élaborée en commun par eux et par MM. Boudoint, Mermier et Clapier.

Voici à quelle diplomatie on était obligé d’avoir recours. On chicanait, on jouait sur les mots. Et pourtant aucune de ces formules ne satisfaisait les deux parties.

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La foule des grévistes commençait à s’énerver. C’est alors que se produisent des actes de vandalisme.

Ce fut d’abord, le 10 mars, l’attaque de la maison de Mme Besson, mère des deux industriels chez lesquels s’était déclarée la grève. Le 10 mars, après la réunion du soir à la chambre syndicale de la Vernicherie, il ne fut pas décidé de manifestation, comme il était de coutume. Pourtant, un nombre considérable de grévistes partit en colonne, sans clairons ni tambours, et se dirigea tout droit vers la demeure de Mme Besson, dont, la veille, les grévistes avait déjà brisé la porte et une fenêtre. Pendant que les uns brisaient le reste de carreaux intacts de l’atelier, proche de la demeure de famille, et enfonçait la porte du concierge, pour pénétrer dans l’usine, les autres agissaient contre la maison de Mme Besson, en se servant d’une pièce de bois pour enfoncer la porte, qui avait été consolidée tant bien que mal dans la journée. Bientôt elle fut enfoncée et les grévistes purent pénétrer dans les appartements et continuer le pillage. Ils avaient l’intention d’enlever les objets mobiliers, les

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enduire de pétrole et en faire un autodafé dans la rue. Comme le bruit s’était répandu qu’il n’y aurait pas de manifestation, la force armée se reposait ; mais elle fut bientôt sur pied, 60 gendarmes à pied et 25 à cheval arrivèrent et chassèrent les derniers manifestants.

Le lendemain 11 mars, ce fut le tour de l’habitation de M. Paulet, autre industriel du Chambon. À l’assemblée du soir, le Comité de grève déclare que les patrons refusent toute formule de conciliation, où il est question de reconnaissance du syndicat. Aussitôt des cris s’élèvent, on acclame la grève, et tout peut faire présager une soirée bruyante et illustrée de violences. À la sortie, les grévistes, armés de gourdins, manifestent en clamant contre les patrons et en chantant des refrains révolutionnaires. Toute la force armée est sur pied. Des coups de revolver sont tirés dans l’obscurité contre les devantures fermées des commerçants, que l’on sait favorables aux patrons, et contre les croisées des jaunes. Des pavés sont lancés contre les vitraux de l’église dont les portes sont violemment ébranlées par les gourdins des assaillants. La manifestation se poursuit jusqu’à l’usine Besson où elle se heurte contre la troupe, qui la disperse

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difficilement. Un peu plus loin, elle se reforme et continue son itinéraire quotidien, causant un peu partout des déprédations.

Une heure plus tard, le clairon des pompiers sonne l’alarme. Un incendie vient d’éclater chez M. Paulet, industriel. Les pompiers sont vite rassemblés ; mais ils se heurtent à des barricades, faites avec des troncs d’arbres. Les grévistes, après avoir défoncé la porte d’un hangar, y ont mis le feu et ne veulent pas qu’on l’éteigne. Un détachement de dragons arrive sur l’obstacle et tourne bride, aux applaudissements de la foule. La pompe est renversée dans un fossé, une roue enlevée, les tuyaux crevés. Les pompiers doivent se disperser. Des gendarmes à pied arrivent et enlèvent les barricades. La cavalerie passe et elle est huée ; mais les gendarmes ne sont pas à vingt mètres que déjà la barricade est relevée. Le hangar brûle complètement.

***

Vint ensuite la manifestation contre la maison de M. Claudinon, maire de la commune, maison isolée à travers champs. Elle fut attaquée par une foule d’émeutiers.

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Voici le compte-rendu de cet événement (14 mars), d’après les journaux :

La manifestation, après la conférence quotidienne du soir, s’était égrenée vers 9 heures et avait semblé aller se perdre dans le haut de la ville. Le préfet avait déjà envoyé le télégramme habituel au ministère de l’intérieur, quand une fusée d’appel monte sur le ciel à l’horizon. Aussitôt une nombreuse cavalerie est détachée au galop vers le château de M. Claudinon, qui se trouve sur une hauteur et à une certaine distance, d’où la fusée est partie.

***

La propriété est gardée par deux sections d’infanterie. À l’arrivée des manifestants, l’officier fait ranger ses hommes que harangue un manifestant en leur criant :

« Camarades !

« Vous avez devant vous des frères de misère, qui sont animés des meilleurs sentiments à votre égard. On vous a appelés au secours du capital. Si l’on vous ordonne de tirer, refusez. Suivez l’exemple du 17° ! ».

Les grévistes font une ovation à l’orateur que

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l’on ne voit pas, mais que l’on devine, dans l’obscurité, en tête de la colonne.

Deux femmes passent. L’une armée d’un bâton, l’autre d’une tringle de fer. La colère fait trembler leur voix :

« C’est Claudinon et Besson qui nous valent la grève, disent-elles. Voyez les fours de Claudinon. Ils ont été allumés pour nous provoquer. Si nous pouvions pénétrer dans le château et dire ses quatre vérités à ce patron autoritaire, nous vengerions toutes ses victimes. »

Soudain une voix crie :

« Retirez-vous ! »

La foule répond : « Non. Vive la grève ! »

Un roulement de tambour annonce la première sommation.

C’est alors qu’une fusée s’élève dans le ciel obscur pour prévenir les gens d’en bas et demander du secours.

Un deuxième roulement de tambour.

Deux minutes se sont écoulées depuis le premier.

L’officier crie derrière la grille la phrase traditionnelle : « Que les bons citoyens se retirent…. ! » Personne ne bouge.

Un troisième roulement.

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Heureusement les gendarmes et les dragons, envoyés par le préfet, arrivent au galop, juste à point pour empêcher un massacre. La colonne en effet, se disperse, et les manifestants détalent à toutes jambes.

Le chef de la grève, M. Tyr, fut arrêté le lendemain de cette manifestation pour avoir participé à l’incendie de l’immeuble de M. Paulet. Lorsque cet incendie eut lieu, le jardinier, qui allait prévenir les pompiers, fut entouré, conduit à la maison syndicale et séquestré pendant un certain temps, tandis que les autres manifestants renversaient la pompe et coupaient les tuyaux, pour empêcher les pompiers d’éteindre le feu. M. Tyr fut écroué à la prison de St-Étienne.

***

Le lendemain, une colonne forte de 1.500 hommes se dirigea vers St-Étienne et envoya des émissaires au préfet pour réclamer la mise en liberté de M. Tyr. Le préfet accorda la libération à condition que la colonne de manifestants ne s’attardât pas dans les rues de St-Étienne, où elle manifestait bruyamment.

Triomphants, les grévistes emmenèrent le libéré, qui donnait le bras à deux femmes porteuses

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de bouquets. L’autorité capitulait devant la violence et la magistrature ne cédait à cette influence préfectorale qu’après de nombreuses hésitations. Mais il ne faut pas oublier que l’on se trouvait dans un centre ouvrier, tout proche de St-Chamond, où le président du Conseil, M. Briand, devait se présenter aux élections dans quelques jours. Il fallait éviter les « affaires » et tâcher de mettre fin à cette interminable grève.

***

Mais rien ne semblait présager cette fin ; au contraire. La diplomatie de M. Georges Claudinon, engagé dans cette grève malgré lui, était soumise à une rude épreuve. Elle le fut bien plus encore, lorsqu’un jour, à une réunion des industriels, un de ceux-ci vint déclarer qu’il n’était plus possible de négocier avec des incendiaires et des criminels.

Dans cette réunion, où se trouvaient MM. Mermier, Jacquemard, Jacquemond (de la Ricamarie), Boudoint et Martouret, les autres industriels, au nombre de cinq, étaient absents ; mais, en leur nom, un d’eux, M. de Mans, vint dire que toute discussion était devenue impossible et

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qu’ils étaient décidés à ne plus répondre aux convocations de M. Claudinon[5].

Devant cette déclaration, M. Claudinon s’écria qu’il fallait que chacun prît ses responsabilités et qu’il était nécessaire d’inscrire cette dénonciation des pourparlers au procès-verbal et de la publier dans les journaux.

Mais le président de la Chambre de commerce de St-Étienne estima que cette déclaration, rendue publique, gâterait tout.

Il fut décidé alors que les protestataires viendraient à la séance, le soir même, et qu’on discuterait à fond la question des négociations.

***

C’est dans cette seconde séance que M. Claudinon songea à faire appel à l’arbitrage. Il parla ainsi aux patrons boulonniers[6] :

« Vous avez contre vous l’opinion publique, dit-il, montrez-lui que vous ne craignez pas

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l’arbitrage, que vous désirez la conciliation dans des conditions où votre dignité ne sera pas atteinte. Il vous faut retourner l’opinion publique en votre faveur. Vous montrerez que vous vous soumettez à un homme, comme le Président du Conseil des Ministres, par exemple, qui n’est pas dans vos idées ; il est certain qu’il ne pourra conclure que dans le même sens que M. Waldeck-Rousseau, à la fin de la grève de Creusot. Le syndicat ne peut être un intermédiaire obligatoire et nul ne peut vous imposer cet intermédiaire. Vous n’avez donc rien à risquer pour votre dignité et vous aurez montré que vous désirez sincèrement la fin de la grève. »

« Mais, dit quelqu’un, nous risquons de ne faire qu’une manifestation platonique, car il est probable que les ouvriers n’accepteront pas un arbitre unique des deux parties. »

« Qu’importe, répondit M. Claudinon, vous aurez fait une manifestation qui vous ramènera l’opinion publique, en montrant que vous n’êtes pas les réactionnaires intransigeants que l’on prétend. D’ailleurs, vous pouvez ajouter à votre proposition qu’en cas de refus d’un arbitre unique, vous acceptez qu’un arbitre soit choisi par chacune des parties. »

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« Gardez-vous bien de faire cette proposition, dit un homme de bon sens. Si vous faites les deux propositions simultanément, vous pouvez être assurés que les ouvriers les refuseront l’une et l’autre. Laissez donc aux grévistes le mérite de la deuxième proposition, et, si ce sont eux qui y recourent d’eux-mêmes, la chose ira toute seule. »

Et voici la déclaration qui fut rédigée à la fin de cette séance où l’on pouvait croire tout perdu et où une solution fut si habilement trouvée.

« L’an mil neuf cent dix, le 22 mars, les sous-signés MM. Léon Boudoint et Thévenet, Jacquemont, Paulet, De Mans frères, Palle-Bertrand et Cie, représentés par M. Touchard, ingénieur, leur mandataire, Claudinon, Dubouchet et Cie, représentés par M. Jean Claudinon, leur mandataire, Barbier frères, représentés par M. Fraisse, leur mandataire, J. Jacquemard fils, Mermier et Cie, représentés par M. Ch. Mermier, J. Martouret, patrons boulonniers au Chambon-Feugerolles, La Ricamarie et St-Étienne, réunis à l’Hôtel des Ingénieurs à St-Étienne, sous la présidence de M. G. Claudinon, chevalier de la

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Légion d’honneur, maire du Chambon-Feugerolles, désireux de mettre un terme au conflit qui les divise avec leurs ouvriers, ont décidé de leur faire la proposition suivante :

« Le conflit sera soumis à un arbitrage, et les patrons proposent dès à présent comme arbitre unique M. le Président du Conseil des ministres, sous réserve de son acceptation, s’engageant à exécuter sa décision, quelle qu’elle soit, touchant l’objet du conflit qui porte uniquement sur la reconnaissance obligatoire par les patrons de la Chambre syndicale des ouvriers métallurgistes du Chambon.

« Fait à St-Étienne les jour, mois et an que dessus. »

***

Cette proposition fut immédiatement portée à la Préfecture, où elle causa une grande joie. Elle fut mal accueillie par les ouvriers, qui virent là « un piège pour retourner l’opinion publique ». Mais, si les ouvriers refusèrent l’arbitrage unique et obligatoire, ils acceptèrent — comme l’avaient prévu les patrons — l’arbitrage bilatéral. C’était la fin de la grève. Il était, en effet, facile de s’entendre sur une sentence arbitrale.

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Les patrons choisirent M. Charras, avocat à Lyon, les ouvriers recoururent à M. Lefèvre, secrétaire-adjoint de la Confédération générale du travail, qui se trouvait précisément sur place à cet instant.

***

Il était temps que la grève finît. On était à la semaine de Pâques et M. Briand devait prononcer un grand discours, à un banquet donné à St-Chamond, à la porte du Chambon.

La sentence arbitrale.

Les arbitres choisirent comme type la sentence de M. Waldeck-Rousseau, à la fin de la grève du Creusot (1899), et dont voici le texte :

Sur la première question :

§ 2. — Entraves apportées à la liberté syndicale, ingérence dans les actes accomplis par les ouvriers en dehors des ateliers.

Considérant que le respect de la loi de 1884 exclut toute distinction de traitement, suivant que les ouvriers sont ou ne sont pas syndiqués ; qu’il a été déclaré, par les représentants de la société, qu’elle n’entend, ni faire aucune distinction de ce genre, ni

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s’immiscer dans les actes accomplis en dehors de l’atelier et qui toucheraient à la liberté politique ou religieuse ;

« Décide : Qu’il y a lieu de donner acte à la Compagnie de ses déclarations et spécialement de ce qu’elle ne prétend établir aucune différence entre les ouvriers syndiqués ou non syndiqués ; la gérance recommandera à ses chefs de service et contremaîtres d’observer dans leurs relations avec les ouvriers la plus entière neutralité.

« Sur la deuxième question :

« Reconnaissance du syndicat professionnel des ouvriers du Creusot.

« Considérant que les syndicats régulièrement formés sont reconnus par la loi ; qu’il n’appartient aux tiers, ni de les méconnaître, ni de les reconnaître ;

« Qu’aux termes de l’article 3 de la loi de 1884, ils ont exclusivement pour objet l’étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles ; que la défense ou l’amélioration des salaires rentrent dans la catégorie des intérêts économiques ; qu’il appartient, en conséquence, aux syndicats d’organiser entre leurs membres toute action et toute entente qu’ils jugent utile pour conserver ou améliorer les salaires de la profession ; mais que telle n’est pas, ainsi qu’il est résulté des observations des parties, la question actuellement pendante.

« Qu’il s’agit de savoir si, des réclamations venant à être formulées et les ouvriers syndiqués en ayant saisi le syndicat, la société devra les débattre avec celui-ci ;

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« Considérant que, si les syndicats constituent un intermédiaire qui peut logiquement et utilement intervenir dans les difficultés qui s’élèvent entre patrons et ouvriers, nul ne peut être contraint d’accepter un intermédiaire ; qu’un patron ne saurait exiger des ouvriers qu’ils portent leurs réclamations au syndicat patronal dont il ferait partie, que les ouvriers ne sauraient davantage lui imposer de prendre pour juge des difficultés pendantes, entre eux et lui, le syndicat ouvrier auquel ils appartiennent ;

« Décide :

« L’intermédiaire du syndicat auquel appartient l’une des parties peut être utilement employé si toutes deux y consentent ; il ne peut être imposé.

« WALDECK-ROUSSEAU. »

***

La sentence arbitrale acceptée au Chambon par les patrons et les ouvriers fut la suivante :

Après avoir reçu des parties qui les ont constitués tous renseignements et documents utiles, les arbitres soussignés, considérant que la grève à laquelle le présent arbitrage a pour but de mettre fin, a pour cause une divergence de vues sur l’intervention du syndicat ouvrier dans un différend entre patrons boulonniers et leurs ouvriers ;

Considérant que la reconnaissance officielle du syndicat n’a pas à être proclamée, puisque son existence résulte de la loi, dans les conditions et les termes

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fixés par le législateur, et que les patrons boulonniers déclarent n’avoir jamais contesté ni cette existence ni ses effets légaux ;

Considérant que, suivant ces conditions et ces termes de la loi, le syndicat ouvrier n’a pas plus le droit d’imposer sa volonté à un patron qu’un syndicat de patrons ne pourrait imposer la sienne à un ouvrier ; que, d’autre part, on ne peut pas davantage considérer le syndicat comme un intermédiaire légal et obligatoire entre patrons et ouvriers, mais considérant que rien, dans la loi organique des syndicats, ne s’oppose à ce que l’ouvrier ait recours à l’assistance du syndicat, pour l’aider à étudier et à examiner avec le patron les moyens d’éviter un conflit ou d’y mettre fin ;

Considérant cependant que cette assistance même ne peut être régulièrement invoquée par l’ouvrier que dans les questions d’ordre purement professionnel, parce que l’étude et la défense de ces seules questions rentrent légalement dans les attributions syndicales ; mais qu’elle ne saurait servir de prétexte à une immixtion étrangère, dans les questions touchant à l’administration intérieure d’une usine, comme par exemple le renvoi d’un ouvrier, dont les causes appartiennent à l’appréciation de juridictions spéciales, comme, par exemple, encore des mesures d’hygiène, qui relèvent de la compétence d’inspecteurs du travail, etc. ;

Considérant que, pour éviter à l’avenir de nouvelles difficultés à l’occasion de cette assistance, il convient

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de préciser les conditions dans lesquelles elle pourra avoir lieu ;

Les arbitres soussignés décident :

En cas de différend d’ordre professionnel entre patrons boulonniers du Chambon-Feugerolles et les ouvriers, ceux-ci nommeront, par vote au bulletin secret, ou tout autre vote à leur choix, et à la majorité, dans une réunion plénière qui ne devra être tenue que dans un local neutre, deux, trois ou quatre délégués, suivant l’importance de l’usine, choisis exclusivement parmi les ouvriers de l’usine, syndiqués ou non ; les patrons ne s’opposeront jamais à ce que ces délégués se fassent accompagner, s’ils le désirent, d’un ou deux autres délégués pris exclusivement dans la commission technique syndicale de la spécialité, dans laquelle se sera produit le différend ; le nombre des membres de la commission technique de la chambre syndicale ne devant pas excéder la moitié du nombre des délégués de l’usine ; cette commission technique, dont tous les membres seront entendus au même titre, aura pour mission d’examiner avec les patrons tous les moyens propres à aboutir à une solution équitable sur les faits de grève ;

Considérant que les patrons boulonniers ont fait déclarer aux arbitres qu’ils n’entendent se prévaloir, ni directement, ni indirectement, contre leurs ouvriers, soit de ce qu’ils se seraient mis en grève, soit des actes quelconques qu’ils auraient accomplis durant la grève, soit du fait qu’ils l’auraient dirigée comme membres du Comité de cette grève.

Les arbitres donnent acte aux parties de la déclaration

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faite par les patrons dans les termes ci-dessus. Fait et signé à Saint-Étienne le 1er avril 1910,

CHARRAS—LEFÈVRE.

***

Dès que cette sentence fut rendue, la joie des grévistes éclata. La grève était terminée, le syndicat reconnu, et (ils le croyaient du moins) ils étaient vainqueurs. En réalité personne ne lut tout d’abord cette sentence. Ils ne tardèrent pas à déchanter et à rudoyer celui qui avait été leur arbitre, et auquel ils reprochaient de les avoir mal servis.

L’ordre du jour, qui fut voté, ce soir-là, à la réunion de la chambre syndicale, est rempli d’enthousiasme. Il nous suffit d’en citer les considérants :

« Considérant, dit cet ordre du jour, que, par son inlassable énergie et ses sentiments d’étroite solidarité, le prolétariat chambonnaire est arrivé à imposer au patronat de la boulonnerie la reconnaissance de son organisation syndicale ;

Considérant que l’organisation syndicale seule a pu arriver à l’obtention de ce beau résultat. »

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Mais c’était là une fausse joie. Les grévistes avaient toujours entendu faire du syndicat un intermédiaire obligatoire. Et la sentence déclarait que le syndicat n’était pas un intermédiaire obligatoire !

***

La séance du soir fut extrêmement joyeuse. En voici le compte rendu d’après un communiqué des grévistes, car ils avaient expulsé les journalistes de leurs réunions et ne leur accordaient plus que des communiqués officiels :

« Vers sept heures, M. le secrétaire général de la préfecture arrive à la maison syndicale et prévient quelques membres du comité de grève que les arbitres représentant les deux parties étaient arrivés à une entente.

« — En conséquence, dit-il, il y a tout lieu de croire que la grève est terminée.

« La nouvelle va se colportant et, en un clin d’œil, la vaste salle de la maison syndicale est archi-comble.

« Chacun commente les événements en espérant que la décision arbitrale sera, en principe, la reconnaissance de l’organisation syndicale.

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« À huit heures, la séance est ouverte sous la présidence du camarade Imbert.

« Le camarade Hoellwarth annonce, dès le début, la reconnaissance officielle du syndicat par les patrons, et informe l’assemblée qu’actuellement la formule d’entente, signée par les deux arbitres, sera sous peu soumise aux patrons boulonniers.

« Il engage les travailleurs, lors de la rentrée à l’atelier, à montrer une attitude correcte et termine en mettant en garde tous les camarades contre les manœuvres patronales qui pourraient peut-être, par la suite, s’exercer contre les militants de l’organisation syndicale.

« Le camarade Demeure informe ensuite l’assemblée de l’entrevue qu’il eut avec le secrétaire général de la préfecture, et termine en engageant tout le monde à ne plus manifester de colère, attendu, dit-il, que tous les cœurs doivent être à la joie.

« Le camarade Pélissier, de la Bourse du travail de Saint-Étienne, apporte son fraternel salut aux travailleurs du Chambon, et, constatant que seul le prolétariat du Chambon est arrivé à imposer au patronat la reconnaissance du syndicat, termine en citant l’exemple de la lutte menée

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« au Chambon par le prolétariat tout entier.

« Ensuite, après un rapide examen fait par un camarade sur la loi des retraites ouvrières, la séance est suspendue ; en attendant le retour du camarade Lefèvre.

« À ce moment, de tous les coins de la salle s’élève le chant de l’Internationale, coupé alternativement par d’autres refrains révolutionnaires.

« À huit heures et demie, l’arrivée du camarade Lefèvre est saluée par des tonnerres d’applaudissements, et aussitôt l’arbitre donne lecture de la formule d’entente, établie par les deux arbitres, suivie d’un long commentaire de chaque article de ladite formule. Il fait un chaleureux et vigoureux appel pour le renforcement des cadres syndicaux.

— « Camarades non syndiqués, dit-il, ayez la reconnaissance du ventre, si votre cerveau ne peut percer les ténèbres, et, tout en faisant abstraction d’opinions philosophiques ou politiques, vous viendrez grossir l’effectif de votre organisation syndicale ! »

« Ensuite, justifiant le pourquoi de la propagande antimilitariste et antipatriotique entreprise par les organisations ouvrières, au cours d’un

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énergique commentaire sans cesse coupé d’unanimes applaudissements, il cite l’exemple de sabotage entrepris par les camarades électriciens de Paris, et engage tous les travailleurs à pratiquer un sabotage énergique, mais réfléchi et intelligent.

« — Pas de bris de machines, dit-il, votre intelligence doit suffire ! »

« Il précise les formes de boycottage, devant être mises en application contre les renégats de tout acabit, ou détracteurs quelconques.

« Il fait le procès de tous les palliatifs bourgeois, tels que la mutualité et la coopération, et termine en engageant tous les travailleurs à venir rejoindre la grande famille ouvrière qu’est la C. G. T. »

 

Suite de l’ouvrage (partie III.)

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[4] Ce syndicat n’est à vrai dire qu’un groupe amical.

[5] M. Claudinon, maire de la commune, était resté seul au Chambon. Tous les autres patrons étaient partis pour Lyon, St-Etienne, Paris.

[6] M. Claudinon n’était pas compris dans la grève, qui ne s’adressait qu’aux patrons boulonniers. Il avait simplement arrêté son usine pour éviter les conflits possibles entre les ouvriers et les grévistes.

 

Portraits de Fleury Demeure, Pierre Berger, François Patouillard et Jean-Marie Tyr (source : Pétrus Faure, Le Chambon rouge. Histoire des Organisations ouvrières et des Grèves au Chambon-Feugerolles, Le Chambon-Feugerolles, Éditions du Syndicat unitaire des métaux, 1929)

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