Les grèves du Chambon : Annexes I à III

Léon de Seilhac, Les grèves du Chambon, Paris, Librairie Arthur Rousseau, coll. Bibliothèque du Musée social, 1912.

 

L’intérieur de la mairie du Chambon-Feugerolles après l’incendie du 24 avril 1910 (source : AD Loire, 2U639)

 

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ANNEXES

Nous donnons en annexes les principales pièces des procès qui s’engagèrent à la suite des grèves du Chambon. La première affaire fut l’incendie de la mairie du Chambon.

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ANNEXE I

L’affaire des émeutiers du Chambon

(incendie de la Mairie)

Assises de juillet 1910 à Montbrison.

Réquisitoire de M. Roche, avocat général [11].

En premier lieu, l’organe du ministère public fait un tableau de la ville du Chambon-Feugerolles, puis, plus spécialement, il s’occupe de décrire la mairie — « cette vieille bâtisse dans laquelle virent le jour les franchises communales ».

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Passant ensuite à un autre ordre d’idées, M. l’avocat général, d’une façon générale, étudie la psychologie, l’état d’esprit de la population au matin du 24 avril. Le calme règne partout, les électeurs accomplissent leur devoir sans incident notable ; aussi le maire n’ordonne-t-il aucune mesure extraordinaire.

Le dépouillement a lieu, un certain nombre d’individus manifestent violemment, M. Claudinon est injurié, c’est à lui seul qu’on s’en prend, « on lui reproche tout, même son ruban rouge, courageusement gagné en 1870, sur le champ de bataille ».

L’émeute gronde, M. Claudinon est contraint de se retirer dans son bureau d’abord, chez son secrétaire ensuite et de battre en retraite, mais toujours avec courage, avec dignité, lorsque l’incendie eut embrasé le bâtiment.

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En des termes précis et de formes élégantes, l’avocat général décrit la scène : on a pillé, les meubles sont brisés, les registres de l’état civil, de la justice de paix sont détruits. Alors des cris de joie éclatent, de toutes parts fusent des vociférations : c’est un hourvari épouvantable.

Les gendarmes sont débordés, le maréchal des logis confie le commandement au plus ancien de ses hommes et va téléphoner pour demander des secours.

Bien vite arrive un escadron de dragons, sous les ordres du lieutenant Vicat, et un peloton de gendarmerie.

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Entre temps, on empêche les pompiers de combattre l’incendie, les émeutiers détériorent les engins de secours et de sauvetage.

Et l’on passe à l’énumération des crimes, délits reprochés à chacun des prévenus.

Contre Cubizol, Pierre Beraud, dit le « Sang », Mathevet, M. Roche retient d’abord le délit d’injures envers un magistrat et d’excitation au pillage ; contre la femme Devoivre, provocation au meurtre.

Jean Chol, Franc, Jean-Baptiste Peyrard, Pierre Beraud, Rousset, Cubizol, Delorme et Noël sont accusés de pillage en bande, crime puni des travaux forcés à temps.

Contre Peyrard père, M. l’avocat général ne retient pas l’accusation, il n’y a aucune preuve, et en donne acte à son défenseur, Me Soulenc, l’honorable bâtonnier du barreau de Saint-Étienne.

— « Quant à Jean-Baptiste Peyrard, ce jeune homme », dit il, « je le charge à regret, il a subi l’entraînement, il avoue ses torts, MM. les jurés sauront apprécier. »

On arrive maintenant au crime d’incendie volontaire, crime puni de la peine de mort, ou, en cas de circonstances atténuantes, des travaux forcés à perpétuité, ou travaux forcés à temps.

Delorme, Rousset, Noël, Cubizol et Chaumel sont poursuivis pour cet attentat.

Maintenant, le ministère public arrive à la discussion des faits et étaye les charges contre chacun.

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D’abord, il relève les variantes de certains témoins qui furent frappés d’une singulière amnésie depuis les premiers jours de l’enquête.

Il y a des témoins courageux, d’autres…

Et ensuite, c’est le tour des témoignages discutés au cours des débats. M. Roche les examine, les retourne, les passe au crible. Il retient dans leur complète intégrité les déclarations des gendarmes Mély et Pitteau, évidemment contestées par Mes Lafont, Willm et Le Griel.

Quant aux autres, il les étudie avec le plus grand soin — qu’ils soient à charge ou à décharge — et les applique à chacun des accusés.

— « J’arrive maintenant aux peines », dit M. l’avocat général.

Et il indique aux jurés l’échelle des peines, sur laquelle ils peuvent se mouvoir.

Bien vite, il passe aux antécédents des accusés. Presque tous ont eu maille à partir avec la justice.

En ce qui concerne les accusés mineurs — ils sont tous âgés de moins de 18 ans, sauf Pierre Beraud, — M. Roche demande aux jurés de répondre qu’ils ont agi sans discernement. Il leur conseille de s’en rapporter à la sagesse de la Cour, pour savoir s’il y a lieu de les rendre à leur famille ou de les enfermer dans une maison de correction.

Pierre Beraud n’a pas toujours eu une conduite exemplaire, mais enfin il semblait, depuis quelque temps, mieux se conduire, les jurés peuvent être indulgents à son égard.

Quant aux autres, ils doivent être punis, et le ministère

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public demande un verdict affirmatif — avec circonstances atténuantes, si le jury le juge convenable.

En terminant, M. Roche s’élève contre la colère folle de ces énergumènes qui s’acharnèrent contre des choses inanimées, parce que les résultats d’un scrutin ne leur convenaient pas. Il faut, par une juste sanction, empêcher le développement de semblables mœurs, des mœurs de barbares. Un acquittement serait une prime à l’émeute.

Vingt-six questions sont posées :

Sont accusés d’incendie : Chaumel, Cubizol, Delorme, Noël et Rousset.

De pillage et de provocation au pillage : Chaumel, Chol, Cubizol, Delorme, Franc, Noël, Jean-Marie Peyrard, Jean-Baptiste Peyrard, Rousset et Beraud, dit le « Sang ».

D’excitation au meurtre : la femme Desvoivre et Gabriel Féçon.

De provocation à la désobéissance de militaires : Gabriel Féçon.

De dégradation de monument public : Chol, Cubizol, Delorme, Mathevet, Noël, Jean-Marie Peyrard, Rousset.

De menaces et trouble des opérations électorales : Pierre Beraud, Cubizol et Mathevet.

D’outrages envers magistrats : Cubizol, Pierre Beraud et Mathevet.

D’outrages envers gendarmes : Féçon, Chaumel Jean-Baptiste Beraud, femme Desvoivre, Pierre Beraud.

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De violences à magistrats : Cubizol, Chol et Féçon.

La réponse du jury est négative sur la question d’incendie ; affirmative pour Chaumel, Cubizol et Chol, en ce qui concerne le pillage ; pour Gabriel Féçon, quant à la provocation de militaires à la désobéissance et aux outrages ; pour la femme Desvoivre (excitation au meurtre) ; pour Pierre et Jean-Baptiste Beraud (outrages à magistrats).

***

Les prévenus sont amenés et le greffier leur signifie oralement la déclaration des jurés.

Sept accusés : Delorme, Franc, Mathevet, Noël, Jean Marie Peyrard, Jean-Baptiste Peyrard et Rousset, ayant bénéficié de réponses négatives, sont priés de quitter la salle.

Sont condamnés : La femme Desvoivre, à 8 mois de prison et 100 francs d’amende ; Jean-Baptiste Beraud, 2 mois de prison et 100 francs d’amende ; Pierre Beraud, 6 mois de prison et 100 francs d’amende ; Chaumel, 2 ans de prison et 200 francs d’amende ; Chol, 2 ans de prison et 200 francs d’amende ; Cubizol, 2 ans de prison et 200 francs d’amende ; Féçon, 1 an de prison et 100 francs d’amende.

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ANNEXE II

La responsabilité des désastres commis par les grévistes.

Le 9 mai 1911 commencèrent les débats du procès en responsabilité intenté par les victimes des violences et déprédations des grévistes à la commune du Chambon. Ce procès était fait par le cafetier Faure, de Firminy, dont le café avait été mis au pillage, par Mme Vve Besson et son fils M. A. Besson et par le mineur Jacquet qui avait été éborgné dans ces bagarres.

Au nom de M. Faure, Me Peuvergne prit d’abord la parole.

Sa thèse était délicate, parce qu’elle présentait une particularité. Faure, en effet, quoique travaillant au Chambon, exploitait un café à Firminy où il habite. Il a donc assigné la ville de Firminy, parce qu’il lui reproche de n’avoir pris aucune mesure de précaution dans l’intérêt de la sécurité de ses habitants. La commune de Firminy, elle, répond qu’elle ne pouvait prévoir l’irruption d’une colonne de manifestants sur son territoire, qui n’était alors troublé par aucune grève. À cela Me Peuvergne réplique, en substance :

Gouverner c’est prévoir ; au surplus, tout le monde

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savait que l’on allait piller le café Faure, sauf la municipalité de Firminy ; elle est donc en faute. »

Faure assigne, d’autre part, la commune du Chambon, qui peut être tenue elle aussi pour responsable, parce que l’attroupement s’est formé sur son territoire pour se diriger ensuite sur Firminy. A quoi le Chambon, pour se disculper, dira : « Mais si l’attroupement s’est formé sur mon territoire, il s’est disloqué en cours de route pour se reformer ensuite sur la commune de Firminy. »

Me Peuvergne expose, avec une grande lucidité, les principes du droit en cette matière, et conclut à l’allocation d’une somme assez importante de dommages-intérêts.

Puis, c’est au tour de Me Laforge de plaider pour Mme Vve Besson et pour M. A. Besson, à qui il apporte le concours de sa fougue ardente. Il rappelle les principes en matière de responsabilité communale : il faut que ce soit un attroupement ou un rassemblement qui, à force ouverte et par la violence, ait commis les déprédations. Ceci posé, la commune est présumée responsable, à moins qu’elle ne prouve qu’elle a pris toutes les précautions pour éviter les troubles.

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Le débat s’engage donc sur ce point. Me Laforge produit à l’appui de sa thèse divers documents de jurisprudence, tirés avec beaucoup d’à-propos des affaires de Méru et de Cluses.

Dans la deuxième audience de cette affaire, le

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10 mai, Me Le Griel soutient la cause de M. Jacquet et appuie ses conclusions sur l’interprétation de la loi de 1884. Toute sa plaidoirie tend à prouver que le maire du Chambon fut imprévoyant, en n’usant pas des forces de police qu’il avait à sa disposition. Il réclame au nom de son client à la commune du Chambon une indemnité de 20.000 francs.

Enfin, au nom de la commune du Chambon, Me Evrard conclut à la responsabilité exclusive de la chambre syndicale ouvrière, organisatrice des manifestations qui ont abouti à ces violents incidents.

La genèse des événements, les dangers de l’extension démesurée du syndicalisme, la narration des premières échauffourées, le récit circonstancié des faits et gestes du syndicat et de ses manifestations désordonnées constituent la substance de sa plaidoirie.

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Cette plaidoirie ne se termine qu’à la troisième audience, qui est reportée au 23 mai.

Assignée en réparation du préjudice causé par les manifestants, la commune répond en appelant en cause le syndicat et en lui disant : « C’est vous le coupable, c’est vous qui, par vos excitations de toutes sortes, contenues dans vos discours et dans vos affiches, par vos conseils, par vos instructions précises avez amené les grévistes à se livrer aux actes coupables qu’on leur reproche ; c’est donc vous qui devez être condamné. »

Me Evrard résume d’abord les explications fournies par lui à l’audience précédente, et discute alors, en

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droit, les moyens de défense qu’il propose au tribunal. Son argumentation se résume ainsi : La commune ayant des forces publiques insuffisantes, tenait quotidiennement M. le préfet de la Loire au courant de la marche de la grève, demandant des renforts de police ou de force armée, au fur et à mesure que les circonstances le nécessitaient ; et la police de la commune était, en fait, passée aux mains du préfet. Le maire du Chambon n’a donc de ce chef encouru aucune responsabilité. Au surplus, M. Claudinon a rempli tout son devoir, fait tout ce qu’il lui était possible de faire et on doit reconnaître qu’il a au moins un mérite indéniable : celui de pouvoir rééditer le mot et le geste de M. Briand à la tribune du parlement, lors des incidents de la grève des cheminots : « Regardez nos mains : elles n’ont pas une goutte de sang. »

Me Evrard rappelle enfin les mérites personnels de M. Claudinon, mérites devant lesquels tout le monde est obligé de rendre un respectueux hommage. Il fait l’éloge de son courage civique et de son courage militaire, ce dernier connu de tous, puisque personne n’ignore qu’à 22 ans, sur l’un des champs de bataille de 1870, M. Claudinon gagnait la croix des braves par un acte d’héroïsme.

Me Evrard aborde ensuite la discussion de sa thèse juridique, relative à la responsabilité du syndicat. Pour lui, cette responsabilité est certaine. Toutes les manifestations violentes se sont produites au cours de la promenade organisée par les grévistes au sortir de la chambre syndicale.

Cette manifestation a eu pour cicerones les grands

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meneurs : Tyr et les autres. La colonne manœuvrait avec discipline aux commandements des sifflets. Elle s’est arrêtée méthodiquement chez Besson, chez Faure, chez Rouchon, tous patrons ou jaunes.

En droit, les syndicats ont la personnalité civile ; les décisions de la jurisprudence, qui les ont déclarés responsables de leurs fautes, sont légion.

Au surplus, et au point de vue plus particulier du procès, Me Evrard cite deux décisions : l’une du Tribunal de Quimper, l’autre de la Cour de Rennes, qui, à la suite des troubles de Douarnenez, où les pêcheurs se livrèrent à de violents actes de sabotage, n’ont pas hésité à proclamer la responsabilité du syndicat en tant qu’agent de trouble et de désordre, et en tant qu’auteur certain des pillages commis.

***

Me Mulsant prend ensuite la parole pour la commune de Firminy, en se basant sur les principes de droit qui s’appliquent à cette espèce.

Enfin dans la quatrième audience, le 24 mai, Me Lafont défend le syndicat et dépose les conclusions suivantes :

Plaise au Tribunal :

Attendu que la commune du Chambon assignée par divers demandeurs qui prétendent des dommages-intérêts pour le préjudice à eux causé au cours de la grève des ouvriers boulonniers par des personnes restées inconnues, se retourne contre la Chambre syndicale et veut exercer contre elle le recours prévu par l’article 109 de la loi du 24 avril 1884 ;

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Attendu que même si la faute de la commune était certaine et sa responsabilité établie, son appel en garantie ne saurait s’expliquer ni en droit ni en fait ;

Attendu qu’une autre partie aux procès actuels, la commune de Firminy, mieux inspirée par un sain esprit juridique et étrangère à toute idée de polémique politique, s’est justement abstenue de toute procédure inutile, et s’est bien gardée de mettre en cause la Chambre syndicale qui n’a rien à voir dans ce débat ;

Attendu que la commune du Chambon se borne à fonder sa prétention sur quelques allégations qui même prises à la lettre comme elle les produit ne pourraient en aucun cas suffire à motiver une condamnation contre la Chambre syndicale ;

Que la commune du Chambon n’ose pas aller dans l’inexactitude jusqu’à affirmer que les dégâts commis l’ont été par des manifestations organisées à la Chambre syndicale et par la Chambre syndicale dans ce but déterminé et conduites par les représentants de la dite chambre pour l’exécution des décisions prises ;

Que la Chambre syndicale ne serait responsable que pour avoir prêté son local et son drapeau, convoqué des réunions et, grief tout moral et indirect, « fomenté et entretenu l’état de surexcitation des gréviste » ;

Attendu que les dossiers criminels et correctionnels dont la commune du Chambon a eu communication prouvent que les dégâts reprochés ont été le fait d’individus déterminés, mais restés inconnus, agissant isolément ou après le passage des cortèges ordinaires de grévistes ; qu’aucune préparation, aucun plan concerté

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n’ont pu être relevés par la plus minutieuse et la plus laborieuse des instructions, qu’aucune parole de provocation à des actes précis n’a été enregistrée dans aucune réunion, ni contre aucun orateur ;

Qu’à plus forte raison la Chambre syndicale dont la responsabilité ne peut être engagée que par ses propres décisions et qui ne saurait être tenue des fautes de tiers, étrangers à sa personnalité juridique, même s’ils sont ses adhérents, ne peut se voir imputer les actes délictueux ou criminels qui n’ont été retenus à la charge de personne ;

Attendu qu’en fait, d’ailleurs, la collectivité passagère des ouvriers grévistes du Chambon, qui n’est d’ailleurs, pas plus suspecte d’aucunes fautes pénales, ou civiles, ne peut être confondue avec la Chambre syndicale ;

Que la grève de 1910 fut dirigée par un comité de grève nommé par l’ensemble des grévistes et comprenant bon nombre d’ouvriers non syndiqués, que c’est ce comité et l’Assemblée générale des grévistes, qui prenaient les décisions, qu’ils jugeaient conformes à leurs intérêts, et notamment convoquaient les réunions et organisaient les cortèges ;

Que toute l’activité de la Chambre syndicale s’est bornée à donner à ces ouvriers en lutte, exerçant un droit consacré par la loi, un local, que la partialité politique de la municipalité ne leur permettait pas de trouver ailleurs ;

Mais, attendu que la commune du Chambon n’a pu se faire un seul instant illusion sur l’inanité de ses appels en garantie, dirigés contre la Chambre syndicale

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uniquement par malignité et dans le dessein de lui nuire ;

Que les représentants de la commune, mêlés à tous ces incidents locaux, au courant jusque dans le détail de tous ces faits, savaient parfaitement ce qu’il en était de la prétendue responsabilité de la Chambre syndicale étrangère non seulement à toutes fautes reprochées, mais même à la direction régulière de la grève ;

Qu’ils n’ont poursuivi qu’un but purement politique, en voulant discréditer la Chambre syndicale par le rôle qu’ils lui prêtent gratuitement, mais perfidement, d’organisatrice des scènes de destruction, d’excitatrice aux désordres, de complice morale et matérielle de délits et de crimes ;

Qu’il y a même là une série d’imputations parfaitement diffamatoires, dont la Chambre syndicale, comme toute personne de droit, peut, au même titre qu’un particulier, demander réparation ;

Que le préjudice moral serait suffisant pour justifier cette demande reconventionnelle, mais que le préjudice matériel se rencontre tout aussi bien en l’espèce, puisque la commune du Chambon a voulu non seulement affaiblir et anéantir le prestige de la Chambre syndicale, mais effrayer les ouvriers qui veulent y entrer et la faire déserter par ses propres adhérents;

Attendu que ce préjudice ne peut être évalué à moins de 1.000 francs (mille francs), pour chacun des appels en garantie.

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Par ces motifs,

Plaise au Tribunal :

Débouter la commune du Chambon de toutes ses demandes, fins et conclusions,

Dire et juger qu’il ne peut y avoir appel en garantie et que les griefs mêmes, invoqués par la demanderesse, en la forme où elle les présente, ne peuvent engager la responsabilité de la Chambre syndicale ;

Dire et juger que la Chambre syndicale ne peut en rien être tenue responsable, même civilement, d’actes auxquels elle est restée totalement étrangère ;

Et statuant reconventionnellement ;

Dire et juger que l’appel en garantie, introduit par la commune du Chambon contre la Chambre syndicale est purement abusif et vexatoire ;

Qu’il n’a eu pour but et pour effet que de jeter le discrédit sur la dite Chambre ; de l’entraîner dans des frais et de lui occasionner un préjudice moral et matériel considérable ;

Condamner de ce chef la commune du Chambon à payer à la Chambre syndicale 1.000, francs à titre de dommages-intérêts, pour chacun des appels en garantie ;

Condamner la commune du Chambon en tous les dépens, tant de son appel en garantie, que de sa demande reconventionnelle.

Sous toutes réserves utiles.

Pour conclusions :

Notifié, donné copie de la part de Me Menu, avoué à Me Vincent et Testé, aussi avoués en leurs études,

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parlant à leurs clercs par huissier audiencier soussigné.

Coût : 0 fr. 54 centimes.

Saint-Étienne, le 6 mai 1911.

Signé : CHAUSSY.

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À la date du 21 juin 1911, à l’audience de la première Chambre du tribunal civil de Saint-Étienne, M. Maubrand, procureur de la République, donna ses conclusions dans les instances en dommages-intérêts introduites par Besson, Faure et Jacquet contre les communes du Chambon et de Firminy et le syndicat des ouvriers métallurgistes du Chambon.

Quel était l’objet du litige ? C’était une action, basée sur l’article 106 de la loi municipale de 1884, intentée contre la commune du Chambon, d’une part, la commune de Firminy, d’autre part, pour avoir réparation du préjudice causé aux demandeurs par certains incidents de la grève 1909-1910 ; action récursoire de la part de la commune du Chambon contre le syndicat des ouvriers métallurgistes.

Étant donné les événements passés et les événements actuels qui mettent encore en présence les patrons et ouvriers métallurgistes du Chambon, le procureur déclare qu’il est tenu à une certaine réserve et qu’il s’abstiendra de toute appréciation pouvant permettre de faire pencher le plateau de la balance en faveur de telle ou telle des parties, Puis il fait un historique rapide de la grève :

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Trois périodes.

La première va du 22 décembre 1909 au 15 février 1910. C’est la grève de l’usine Besson, c’est une période de propagande ayant pour but d’empêcher les jaunes de rentrer à l’usine Besson. Un seul fait du procès actuel s’y rattache : l’incident du 30 décembre 1909. — La deuxième va du l5 février au 24 février. C’est la grève de la boulonnerie, période courte de propagande plus active. Aucun fait du procès ne s’y rattache. — La troisième va du 24 février au 1er avril : c’est la grève générale, décrétée après une bagarre devant l’usine Claudinon. À la propagande succèdent la violence, les attentats contre les personnes et les biens : c’est dans cette période que se placent les faits invoqués par certains des demandeurs ; certains faits doivent être retenus, les autres écartés par le Tribunal.

À qui en incombe la responsabilité ? La commune du Chambon indique différents moyens de défense pour échapper à cette responsabilité.

1° Arguments d’ordre général : la commune a esquissé une critique de la loi de 1884 qui ferait peser injustement sur les communes et notamment sur les petites une responsabilité qui reviendrait à l’État. À cet argument rien à répondre ; mais le tribunal n’a pas à savoir si les lois sont bonnes ou non, il doit les appliquer telles qu’elles sont. Il appartient au législateur seul de les modifier et, en l’espèce, c’est ce qui se fait, puisque le Sénat vient de voter un projet de loi tendant à modifier les articles 106 et suivants de la loi de 1884.

2° Arguments d’ordre particulier : la commune du

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Chambon cherche ensuite à faire remarquer qu’il est injuste de recourir à l’application de la loi de 1884 en cas de grève, car tout le monde sait que les manifestations sont tolérées, que la police appartient toujours au préfet, gardien de l’ordre public dans les conflits entre le capital et le travail, que, dès lors, faire retomber sur la commune la responsabilité des événements malheureux est une injustice flagrante. Mais, pour échapper à la responsabilité de l’article 106, il faudrait que le maire pût prouver qu’il a été dessaisi de la police. Or il ne l’a jamais été. Si l’argument de l’intervention du pouvoir central devait influer sur la décision du tribunal, il faudrait rayer les articles 106 et suivants de la loi de 1884, et cela ne peut être, car cette loi repose sur une idée de solidarité qui veut que le dommage soit réparti sur la collectivité. Mais, en fait, toutes ces considérations écartées, le maire du Chambon a-t-il fait tout ce qu’il pouvait pour éviter les événements qui se sont produits ? Si oui, la commune ne sera pas responsable. Et alors, pour que M. Claudinon puisse se prévaloir de l’article 108, il faut qu’il justifie qu’il a empêché les attroupements ; or d’une de ses affiches, il résulte qu’il les a tolérés. Point n’est besoin de rechercher s’il avait une police suffisante.

Donc la responsabilité de la commune du Chambon est engagée, pour les faits qui se sont passés au Chambon. Mais il y a une affaire Faure. La commune de Firminy doit-elle en être responsable ? L’article 107 s’applique-t-il ? Pas de précédent sur la question ; mais la commune de Firminy ne saurait être condamnée,

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parce qu’elle ne pouvait prévoir l’événement et qu’elle n’avait pas de police ; que, pour le cas où le tribunal retiendrait la responsabilité de Firminy, il ne saurait y avoir de solidarité entre les deux communes. Le tribunal arbitrera.

Ces conclusions n’impliquent aucune critique contre le maire du Chambon, homme d’expérience, qui a fait tout son devoir. En ce qui concerne le recours de la commune du Chambon contre le syndicat, c’est là une question ardue, difficile à résoudre.

La grève a été l’œuvre du syndicat, seul intéressé ; c’est lui qui a provoqué les manifestations, c’est lui qui doit être responsable des suites, c’est lui qui doit payer. Voilà la thèse de la commune. Raisonnement simple et moral. Le côté moral ne saurait influencer le tribunal ; on n’est pas au Criminel, on est au Civil ; il s’agit de questions d’obligations à trancher ; c’est sur le terrain du droit qu’il faut se placer.

Il est certain que la grève est l’œuvre du syndicat ; la preuve, c’est que les réunions ont lieu à la Chambre syndicale, c’est que toutes les affiches concernant les mesures graves à prendre sont signées du conseil d’administration, c’est que les manifestations sont organisées par le syndicat et qu’elles partent presque toutes de la Chambre syndicale, c’est que les drapeaux du syndicat précèdent les manifestations.

Peut-on dire que le syndicat pouvait prévoir les événements ? Oui, puisque c’est lui-même (affiches de janvier) qui convoque aux manifestations.

Et alors le syndicat a t-il commis une faute ? Poser la question, c’est la résoudre. La faute est des plus

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lourdes, — il y a relation de cause à effet entre cette faute et les faits incriminés — cela est indiscutable. Convient-il de rendre le syndicat responsable des faits provenant de sa direction ? Sa faute donne-t-elle naissance à l’action récursoire de la commune ? Grosse question, qui, résolue dans l’affirmative, tendrait à faire supporter au syndicat, qui a commis une faute, celle commise par la commune ; l’un des délinquants s’exonérerait aux dépens de l’autre. C’est inadmissible, c’est contraire au sens commun. ll faut appliquer l’article 108 dans toute son intégralité ; et alors, pour que le syndicat puisse être rendu complètement responsable, il faut prouver que c’est bien lui qui a donné les ordres qui ont amené les faits Besson et Faure. On ne peut le faire, on ne le fait pas.

Et le procureur termine ainsi :

Si la justice répressive avait pu trouver des coupables, aujourd’hui on aurait pu dire : « C’est vous qui avez donné des ordres, votre intention était de provoquer des dégâts, vous devez réparation ! » Mais on n’a pas ces coupables, et la faillite de la justice répressive pourrait bien entraîner l’échec de l’action récursoire de la commune du Chambon.

Donc la commune du Chambon doit être retenue comme responsable, par application des principes de la loi de 1884 et parce qu’en effet elle ne fait pas la preuve qu’elle n’a commis aucune faute.

La commune de Firminy et le syndicat doivent être mis hors de cause pour les raisons ci-dessus indiquées.

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L’affaire fut mise en délibéré et donna lieu au jugement suivant :

26 juillet 1911.

Après avoir exposé les faits et les prétentions des parties, le tribunal estime que seule la commune du Chambon doit être retenue comme responsable, aux termes des articles 106 et suivants de la loi d’avril 1884, parce qu’elle n’a pas pris toutes les précautions nécessaires pour empêcher les troubles, précautions qu’elle aurait pu prendre. Dans l’affaire Faure, la commune de Firminy est mise hors de cause, bien que les troubles se soient produits sur son territoire, parce qu’ils se sont produits si subitement qu’ils ne pouvaient être prévus et parce qu’une partie de sa police lui avait été enlevée.

Dans toutes les affaires, le syndicat est mis hors de cause, parce qu’il n’est pas démontré que ses membres aient été les auteurs ou les complices directs des troubles.

En conséquence, la commune du Chambon est condamnée à payer à Faure 812 fr. 50, à Mme veuve Besson 1.019 francs, à Besson 300 francs et, dans l’affaire Jacquet, trois experts, les docteurs Moreau, Riolacci et Angeli, sont désignés pour déterminer l’incapacité du jeune Jacquet, afin de pouvoir fixer les dommages-intérêts qui peuvent lui être dus.

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ANNEXE III

Le jugement du juge de paix du Chambon concernant les ouvriers grévistes[12].

Le tribunal de la justice de paix du canton du Chambon-Feugerolles (Loire), dans son audience publique, en date du 31 janvier 1910, tenue à la mairie du Chambon, sous la présidence de M. Jean-Francisque Pingeon, juge de paix, assisté de Me André Bertrand, greffier, a rendu le jugement suivant :

Entre : les sieurs Palle-Bertrand et Cie, industriels au Chambon-Feugerolles, lieu du Moulin[13]; demandeurs comparants par le fait de M. René Touchard, ingénieur, leur mandataire, en vertu de la procuration qu’ils lui ont conférée par acte sous seing privé, en date au Chambon du 14 janvier 1910, et qui sera enregistrée en même temps que le présent, d’une part. — Et le sieur Jean Vallon, demeurant route Gaffard, maison Vallon, au Chambon-Feugerolles ; défendeur

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comparant, d’autre part. — Faits : Par exploit enregistré de Saby, huissier au Chambon, en date du 21 janvier 1910, MM. Palle-Bertrand et Cie ont fait citer le sieur Jean Vallon à comparaître devant le présent tribunal, à l’audience du 24 janvier courant mois.

Objet de la demande : Attendu que le cité a brusquement quitté l’usine des requérants où il travaillait comme ouvrier et sans préavis d’usage, le 22 décembre 1909 ; qu’au moment de son départ, il lui était dû la somme de 49 fr. 50, représentant 90 heures de travail à 55 centimes l’heure, soit une journée moyenne de 5 fr. 50 ;

Attendu que, ce brusque départ ayant eu lieu d’ailleurs sans motif, les requérants ont, suivant exploit de mon ministère, en date du 4 janvier, fait offre réelle au sieur Vallon de ladite somme de 49 fr. 50, sous déduction de 16 fr. 50, représentant l’indemnité de trois jours due par Vallon aux requérants ; que la somme de 33 francs, représentant le solde de son compte ainsi établi, ayant été refusée, les requérants prennent le parti de s’adresser à justice, pour faire prononcer la validité desdites offres comme régulières en la forme et satisfactoires ;

Par ces motifs,

Les requérants concluront à ce qu’ils soient bien et valablement libérés, moyennant le versement de la somme de 33 francs, que, par suite, les offres faites par exploit de mon ministère, en date du 4 janvier, seront déclarées valables et satisfactoires, condamner Vallon aux dépens de l’instance, qui comprendront le

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coût de l’acte d’offres et de la procédure qui en est la suite, sous toutes réserves utiles. La cause appelée, les parties comparaissent. Vallon reconnaît avoir cessé le travail sans préavis, mais soutient que le fait de grève n’a point pour effet de rompre le contrat de louage de services existant entre lui et ses patrons. Le demandeur maintient ses conclusions. Puis l’affaire a été mise en délibéré et, à l’audience de ce jour, il a été rendu le jugement suivant.

Nous, juge de paix, parties ouïes ;

Attendu que Jean Vallon a travaillé comme ouvrier métallurgiste à l’usine Palle-Bertrand et Cie, où il avait été embauché pour une durée indéterminée, à raison de 0 fr. 55 à l’heure ; que, le 22 décembre dernier, les ouvriers de la dite usine se sont mis en grève, et que Jean Vallon, faisant cause commune avec ses camarades, a volontairement abandonné le travail et n’a pas reparu à l’usine depuis le commencement de la grève ; que Palle-Bertrand et Cie, à l’ouverture de la grève, devaient exactement à Jean Vallon la somme de 49 fr. 50, représentant le salaire de 90 heures de travail ; que cette somme de 49 fr. 50 a été offerte amiablement à Jean Vallon, sous déduction d’une somme de 16 fr. 50, représentant le salaire de trois journées de travail, que Palle-Bertrand et Cie ont prétendu leur être dues, d’après un usage constant dans l’industrie métallurgique du Chambon-Feugerolles, pour rupture par Vallon du contrat de louage d’ouvrage sans observation du délai de prévenance ; que, ces offres amiables ayant été refusées, Palle-Bertrand et Cie les ont réitérées par le ministère

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de Saby, huissier au Chambon-Feugerolles, suivant procès-verbal dressé par cet officier ministériel, le 4 janvier 1910, et que, sur le nouveau refus de Jean Vallon, ils l’ont fait citer devant nous pour faire prononcer contre lui, avec la condamnation aux dépens, la validité de leurs offres réelles comme régulières en la forme et satisfactoires au fond ;

Attendu que Jean Vallon n’a pas contesté l’existence de l’usage local invoqué par ses patrons, qu’il s’est au contraire montré pleinement d’accord avec eux, aussi bien en ce qui concerne le délai de prévenance, qui est de 3 jours francs, qu’en ce qui concerne l’indemnité forfaitaire de 3 journées de travail, à la charge de celle des parties contractantes qui met fin au contrat, sans observer le délai de préavis, consacré par l’usage chez les métallurgistes du Chambon-Feugerolles, patrons et ouvriers ; mais qu’il a soutenu, en même temps, que cet usage ne peut être juridiquement invoqué en cas de grève, la grève, selon lui, ayant pour effet, non la résiliation, mais la simple suspension du contrat de louage d’ouvrage ;

Attendu que la thèse du défendeur sur les conséquences de la grève, en ce qui concerne le contrat de louage, a rencontré dans la doctrine un parti important de défenseurs, pour ne pas dire l’unanimité ou la presque unanimité des auteurs qui s’occupent des questions relatives au contrat de travail, sans compter les écrivains appartenant au parti socialiste qui, comme M. Jaurès l’écrivait dans l’Humanité du 16 mai 1904, soutiennent que le droit à la grève est inclus dans le contrat de travail, qu’il y est implicitement

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reconnu, et que le droit de grève, loin d’être la rupture du contrat, est l’exécution d’une des clauses implicites et essentielles du moderne contrat de travail ; que, sans doute, les jurisconsultes purs, étrangers aux passions et entraînements des luttes politiques, ne vont pas aussi loin que les théoriciens de l’école socialiste, mais se bornent à faire valoir que, d’après l’article 1780 du Code civil, le louage de services fait sans détermination de durée peut toujours cesser par la volonté d’une des parties contractantes, mais que le fait de se mettre en grève ne peut faire considérer un ouvrier comme ayant rompu le contrat, alors qu’il n’a pas manifesté l’intention de le rompre, les motifs qui l’ont déterminé à se mettre en grève impliquant généralement une volonté contraire, qu’en effet les grévistes se proposent généralement pour but : ou de forcer le patron à l’exécution d’un contrat qui leur paraît violé, ou d’obtenir une modification au contrat en cours, ou d’obliger, par esprit de solidarité, le patron à reprendre un ouvrier congédié, c’est-à-dire à renouveler avec cet ouvrier le contrat rompu ; que, dans chacune de ces hypothèses, on ne peut sérieusement soutenir que l’ouvrier, en se mettant en grève, ait voulu rompre le contrat de louage d’ouvrage qui le liait à son patron ;

Mais attendu que cette doctrine de la grève-suspension, quelle qu’en soit la valeur théorique et quelle que soit l’autorité de ceux qui la professent, est en contradiction absolue avec la jurisprudence de la Cour de cassation et avec celle de la très grande majorité des Cours et tribunaux, qui se sont toujours

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prononcés jusqu’à ce jour dans le même sens que la Cour de cassation ; qu’en effet la Chambre des requêtes, dans un retentissant arrêt du 18 mars 1902 (Pandectes périodiques, 1903.1.441), a décidé qu’un ouvrier auquel le patron refuse la reprise du travail après une grève, non seulement n’a pas d’action contre le patron, pour brusque rupture du contrat de travail, mais est lui-même exposé à une action en dommages-intérêts, pour avoir, par la grève, rompu le contrat, sans avoir observé les délais de prévenance ; que la Chambre civile, confirmant la jurisprudence de la Chambre des requêtes, a, de son côté, dans un arrêt du 15 mai 1907 (Pandectes périodiques, 1908.1.417), décidé que l’ouvrier, qui se met en grève, rend impossible, par son fait volontaire, la continuation de l’exécution du contrat de travail qui le liait à son patron, et que cet acte, s’il ne lui est pas interdit par la loi pénale, n’en constitue pas moins, de sa part, quels que soient les mobiles auxquels il a obéi, une rupture caractérisée dudit contrat ; que, dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt du 18 mars 1902, M. l’avocat général Feuilloley a développé des conclusions qui ont été justement accueillies par la Cour suprême ; qu’il a soutenu que l’état de grève ne confère aux grévistes ni privilèges, ni droits particuliers dérogatoires au droit commun : que si c’est un droit, pour les ouvriers et les patrons, de faire la grève, c’est un devoir pour les uns et les autres de tenir leurs engagements ; que les ouvriers agissant collectivement n’ont pas, en l’absence d’un texte, des droits plus étendus qu’un ouvrier agissant individuellement : que,

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par suite, l’ouvrier en grève est tenu de ses obligations de faire, comme il est tenu de payer son loyer, ses fournitures, et, d’une manière générale, toutes les dettes qu’il a contractées ;

Attendu que, pour toutes ces raisons qui ont paru décisives et concluantes à la Cour de cassation, nous estimons, de notre côté, que nous devons tenir pour juridiquement établi que la grève à laquelle Jean Vallon, s’il n’en a pas été l’un des principaux instigateurs, a, en tout cas, volontairement pris part, a eu pour effet la rupture, par son fait, du contrat de travail qui le liait à Palle-Bertrand et Cie ; que, d’autre part, il est également certain et d’ailleurs non contesté que Vallon a mis fin au contrat, sans observer les délais de prévenance fixés par l’usage des lieux, que dès lors il est tenu de payer à Palle-Bertrand et Cie, en vertu des articles 1134 et 1152 du Code civil, pour inexécution de ses engagements, la somme tacitement convenue, qui est, d’après l’usage, de la valeur de trois journées de travail, soit exactement, dans l’espèce, la somme de 16 fr. 50, qui a été, par une juste et légale compensation, déduite dans le procès-verbal d’offres réelles de la somme de 49 fr. 50, dont Palle-Bertrand et Cie étaient eux-mêmes débiteurs à l’égard de Vallon ; que, d’ailleurs, la valeur juridique de l’usage local n’a pas été contestée, en fait ; qu’elle ne pouvait l’être, la jurisprudence ayant toujours considéré les coutumes au même titre que les conventions expresses ;

Attendu que la partie succombante doit supporter les dépens ;

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Par ces motifs,

Jugeant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort : Déclarons bonnes et valables les offres réelles faites par Palle-Bertrand et Cie à Jean Vallon, suivant procès-verbal de l’huissier Saby, du Chambon-Feugerolles, en date du 4 janvier 1910 ; ordonnons la consignation de la somme offerte, et disons que, par suite de cette consignation régulièrement faite, Palle-Bertrand et Cie seront et demeureront valablement libérés à l’égard de Jean Vallon, condamnons enfin Jean Vallon aux dépens, dans lesquels seront compris les frais d’offres réelles et de la consignation, lesdits dépens liquidés à 13 fr. 15, outre et non compris les coût et accessoires du présent jugement. Ainsi jugé et prononcé les jour, mois et an sus-dits.

Signé : PINGEON, juge de paix.

BERTRAND, greffier.

Opinion de M. Tardieu, maître des requêtes au Conseil d’État.

La jurisprudence de M. le juge de paix était d’accord avec celle de M. Tardieu, maître des requêtes au Conseil d’État, qui fut le commissaire du gouvernement dans l’affaire des postiers grévistes, dont le cas donna lieu à un arrêt du 7 août 1909.

Voici l’avis de M. Tardieu comme commissaire du gouvernement :

« La jurisprudence de la Cour de cassation (en matière de grève) peut se résumer ainsi :

« 1º L’ouvrier qui se met en grève, quels que

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soient les mobiles qui l’ont dirigé, rompt volontairement le contrat qui le liait avec son patron ;

« 2° Si ce contrat comportait un délai de prévenance, l’ouvrier, qui déclare brusquement la grève, peut être exposé à payer des dommages-intérêts à son patron ;

« 3° Celui-ci, par le fait de l’ouvrier, se trouve dégagé de toutes les obligations que lui imposait le Contrat ;

« 4° Il peut, séance tenante, remplacer ses ouvriers défaillants, s’il en trouve d’autres disposés à se laisser engager ;

« 5° Lorsque la grève est finie, il est libre de ne pas reprendre certains des ouvriers grévistes, sans que ceux-ci puissent considérer le refus de les reprendre comme un congédiement sans préavis, et sans pouvoir, par conséquent, lui réclamer une indemnité ;

« 6° Enfin, quand le patron reprend ses ouvriers, alors même que rien ne serait changé aux conditions anciennes, c’est un nouveau contrat qui se forme entre l’ouvrier et le patron ; Malgré les nombreuses critiques qui ont été adressées à ses premiers arrêts, la Cour de cassation a persisté dans sa jurisprudence, et, à chaque affaire nouvelle, elle a affirmé sa doctrine dans des termes de plus en plus nets, de plus en plus absolus.

« Cette doctrine de la Cour de cassation a été attaquée, non seulement par des écrivains appartenant au parti socialiste, mais par la presque unanimité des

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professeurs, qui s’occupent des questions relatives au contrat de travail.

« Tous les adversaires de la jurisprudence de la Cour de cassation adhèrent à une thèse qui a pour fondement le raisonnement suivant : La grève n’est pas la résolution du contrat de travail prévue par l’article 1780 du Code civil, parce que, en se mettant en grève, les ouvriers, dans la plupart des cas, n’ont pas l’intention de rompre le contrat, mais seulement de le faire modifier à leur profit, ou parfois d’obtenir, de leur patron ou des autres patrons, quelques concessions à la classe ouvrière en général : la grève ne rompt donc pas le contrat : elle ne fait qu’en suspendre momentanément l’exécution.

« À quelles conséquences aboutit ce système ? Les voici, telles que les formulent les juristes de l’école socialiste : l’ouvrier peut toujours déclarer brusquement la grève sans préavis et sans avoir à payer de ce chef une indemnité au patron. Pour être efficace, il faut que la grève soit brusque. Le contrat n’étant pas rompu, mais seulement suspendu, si le patron remplace ses ouvriers ou refuse de les reprendre, c’est lui qui prend l’initiative de la rupture, et qui est obligé, sous peine de dommages-intérêts, de respecter les délais d’usage. La plupart des jurisconsultes ne vont pas aussi loin. Ils reculent devant les conséquences extrêmes du système, dont ils acceptent les prémisses.

« Les hésitations de tant d’éminents professeurs à accepter les conséquences logiques de leur système ne sont-elles pas la plus éclatante justification du système

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si simple, si logique, si solide de la Cour de cassation ? Ce qui, suivant nous, condamne irrémédiablement le système de la grève-suspension, c’est son fondement même, qui fait dépendre les effets de la grève de l’intention des ouvriers.

« Ces ouvriers qui s’affranchissent des obligations de leur contrat, tout en ayant l’intention de le maintenir, nous font involontairement penser à ce passage des Lettres provinciales, où Pascal expose à son correspondant les subtilités du principe de la direction d’intention, d’après la doctrine des R. P. Roginaldus et Escobar. Outre qu’elle nous paraît seule conforme au droit, la doctrine de la Cour de cassation nous paraît également la seule qui, tout en laissant entier le droit des ouvriers, soit équitable pour le patron. »

Opinion de M. Em. Lévy, professeur de droit civil à l’Université de Lyon.

M. Emmanuel Lévy est opposé à la thèse du juge de paix du Chambon. Voici la thèse contraire qu’il expose :

1° Un syndicat est légal s’il comprend des personnes exerçant, soit la même profession, soit des métiers similaires, ou des professions connexes concourant à l’établissement de produits déterminés. Cela doit être entendu de la manière la plus large, aujourd’hui que la loi de 1901 consacre comme général le droit d’association, que, par conséquent, la loi de 1884 n’est plus exceptionnelle au droit commun, qu’elle est au contraire l’application d’un principe général ;

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2° Le syndicat a qualité pour défendre, par tous les moyens légaux, les intérêts généraux de la profession ;

3° Si les patrons refusent, non de reconnaître le syndicat — ils n’ont pas à le reconnaître, il existe — mais de traiter avec lui, les ouvriers peuvent user de moyens légaux pour les y contraindre ;

4° La grève est un moyen légal, puisque reconnu par la loi ; et, comme toutes les voies de droit, elle ne saurait, par elle-même, engager la responsabilité de ceux qui en usent ; elle ne peut, comme tous les droits, rendre civilement responsables que ceux qui en font un usage abusif, injuste ; or, ce n’est pas faire de la grève un usage injuste, c’est au contraire en faire l’usage le plus licite qui soit possible que de s’en servir, comme du seul moyen qu’aient les ouvriers de revendiquer l’exercice d’un autre droit, qui est celui de défendre collectivement, pacifiquement, contractuellement, par-dessus l’individualisme réel de l’ouvrier et l’individualisme collectif de l’usine, leurs intérêts, droit consacré par la loi de 1884 ; c’est le droit de s’organiser et de contracter syndicalement.

Les ouvriers ne peuvent pas devoir de dommages-intérêts par cela seul qu’ils font grève, la grève étant l’exercice d’un droit ; le juge de paix passe à côté de la difficulté, lorsqu’il invoque que, d’après la jurisprudence de la Cour de cassation, la grève est une cause de rupture du contrat de travail ; car l’article 1780 du Code civil décide que « le louage de services, fait sans détermination de durée, peut toujours

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jours cesser par la volonté d’une des parties contractantes » et que, si « néanmoins la résiliation du contrat peut donner lieu à des dommages-intérêts », elle ne le peut que s’il y a abus du droit de résiliation. Ceci est vrai de la résiliation collective, comme de la résiliation individuelle, à s’en tenir au principe même de l’article 1780 sur lequel s’appuie, à tort ou à raison, la Cour suprême. La question est donc toujours de savoir s’il y a abus du droit de grève.

6° Même en supposant l’abus démontré, un ouvrier ne pourra voir sa responsabilité engagée par la grève, que s’il y a participé volontairement, spontanément ; car les principes de notre droit veulent qu’on ne soit pas responsable, au cas d’inexécution non volontaire, d’une obligation, et particulièrement au cas de force majeure. À l’impossible nul n’est tenu.

7° Enfin, même au cas d’acceptation volontaire de la grève, il résulte du texte même de l’article 1780 que la résiliation ne donne lieu à des dommages-intérêts que si elle est contraire aux usages. Or la grève est non seulement un droit, mais un usage et il n’est pas plus au Chambon qu’ailleurs dans les usages de faire grève avec prévenance ; il faut ajouter que, d’ailleurs, en fait, le patron est toujours prévenu ; c’est donc violer les usages de la grève, qui sont des usages comme les autres, et ainsi violer l’article 1780, que de retenir à l’ouvrier gréviste trois journées de salaire sous prétexte de délai-congé.

 

Suite de l’ouvrage (Annexe IV)

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[11] D’après le Mémorial de la Loire, 12 juillet 1910.

[12] Le jugement était susceptible d’un recours en cassation, comme ayant été rendu en matière prud’homale. Aucun recours n’a été formé.

[13] L’usine Palle-Bertrand est l’usine dirigée par MM. Besson frères, ayant M. René Touchard pour ingénieur.

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