Les grèves du Chambon : III. La seconde grève

Léon de Seilhac, Les grèves du Chambon, Paris, Librairie Arthur Rousseau, coll. Bibliothèque du Musée social, 1912.

 

La Vernicherie

 

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III. — LA SECONDE GRÈVE

C’était par une paix boiteuse que s’était terminé le premier conflit. Il était infaillible qu’il ne tarderait pas à renaître. D’ailleurs, la majorité des ouvriers, inapte à comprendre les formules subtiles de la sentence et émue par les interprétations de ceux de leurs camarades qui l’avaient bien comprise, souhaitait de la mettre en pratique, pour écarter leurs soupçons ou en apercevoir la fourberie.

D’autre part, il restait peut-être quelques patrons, pour ne pas trouver la formule admirable, et qui auraient désiré, dans la première grève, lutter jusqu’au bout et acculer les grévistes à la défaite irréparable. Bref, la première grève n’avait pas suffisamment mûri, elle n’était pas terminée et c’était comme des charbons cachés sous la cendre prêts à reprendre leur éclat et à rallumer leur flamme.

La grève des cent jours s’était terminée au commencement d’avril 1910, la nouvelle grève

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éclata au commencement de mars 1911,après un entr’acte de 11 mois. Elle devait durer sept mois et demi.

La campagne électorale n’avait pas été sans entretenir l’agitation dès le début. Le 24 avril, à la proclamation du scrutin qui donnait une majorité à un député modéré, contre M. Lafont, avocat et conseil des grévistes, socialiste unifié, le feu fut mis à la mairie après des scènes d’une violence inouïe, où le maire, M. Claudinon, fut insulté, bousculé, et obligé de se réfugier au premier étage de la mairie, que la foule en fureur dévasta et incendia.

Devant l’incendie, le maire dut sortir et se protéger avec un revolver contre les gens, ivres de vin et de colère, qui le suivaient en le lapidant. Ce fut une scène de sauvagerie, dont la cause politique doit être seule rendue responsable, car les électeurs avaient bu et ne savaient probablement plus ce qu’ils faisaient.

Des mesures énergiques furent cependant prises par l’autorité préfectorale et judiciaire pour rechercher les incendiaires. Les recherches ne furent pas faciles, personne n’avait rien vu, la terreur imposait le mutisme. Mais à la suite de ces actes de répression, le calme parut renaître

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dans la petite ville du Chambon. Ce n’était qu’un calme apparent.

Et les patrons le sentaient bien. Ils s’empressèrent de se grouper, de s’assurer contre les risques de chômage et contre les risques de pillage et d’incendie provenant des grèves. Et, ainsi parés, ils attendirent que le mouvement se produisît.

Une futilité mit le feu aux poudres. Le faut qui provoqua la grève fut tellement stupide que l’on pourrait se demander comment il ne s’est pas trouvé, du côté des ouvriers, un homme de bon conseil pour leur contester que la dignité du syndicat fût en jeu et que la grève seule était capable de laver cette offense. Nous croyons savoir que certains d’entre eux, et non des moindres, comprirent la faute qui allait être commise, mais le syndicat était dirigé par les plus exaltés, qui ne redoutaient pas le combat et supportaient malaisément la formule arbitrale qu’ils avaient d’abord acceptée avec des cris de joie.

***

M. Mermier a deux usines de boulonnerie rapprochées l’une de l’autre, l’une à St-Étienne, l’autre au Chambon. Or il se trouvait que, dans cette dernière, les prix de façon étaient plus élevés que dans l’usine de St-Étienne. Un matin,

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en rentrant au travail, les ouvriers lisent un nouveau tarif, qui les diminuait de 15, 20 et 25 %. Immédiatement ils se consultent, font demi-tour et vont demander conseil à la Chambre syndicale. C’est la grève.

On était au 2 mars.

Le 9 mars une entrevue a lieu entre M. Mermier et ses ouvriers et, les jours suivants, une entente se fait entre les deux parties.

***

La grève n’aura donc pas lieu ? Si, parce que M. Mermier veut bien indiquer les nouveaux tarifs sur une affiche ; mais il entend la signer seul et non avec les ouvriers qui lui ont été délégués. Il refuse ainsi de connaître le syndicat, et les ouvriers voient dans cet acte une atteinte à la dignité de leur organisation.

Qu’est-ce que pouvait bien faire aux ouvriers que la signature de leurs délégués figurât à côté de celle du patron sur la nouvelle liste de prix ? N’auraient-ils pas dû cent fois renoncer à cette formalité, plutôt que de déclarer la grève ?

Mais chacune des deux parties s’obstine dans sa résistance. Les deux sont d’accord en fait ; mais il s’agit de la forme. Le syndicat a besoin de se manifester, de montrer que c’est lui qui a

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négocié l’accord, et cette prétention, très légitime, est folle, dans ce moment où les esprits sont encore échauffés par la dernière grève, et si on veut en éviter une nouvelle. L’opinion de tous les gens que nous avons pu consulter est unanime sur ce point. La parole d’un des chefs du syndicalisme du Chambon est celle-ci : « On pouvait se passer des signatures. » C’est évident. Elles n’ajoutaient rien à la chose. Et puisque les ouvriers croyaient et disaient à ce moment que les patrons leur cherchaient pouilles et désiraient la grève, c’était le moment de ne pas montrer des prétentions parfaitement inutiles.

Le motif de cette grève est donc une simple question d’amour-propre.

Les ouvriers commirent ensuite une seconde faute de tactique, ainsi que nous le verrons, lorsque les patrons levèrent le lock-out et que les chefs du mouvement essayèrent d’empêcher les grévistes de rentrer tous à la fois, alors qu’ils auraient pu, en ordonnant la rentrée générale, couvrir leur retraite, sans laisser de victimes sur le champ de bataille.

***

Le juge de paix du Chambon essaya d’amener les deux parties à une séance de conciliation ; mais ce fut en vain.

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« Nous considérons le conflit actuel, lui répondit M. Mermier, sans solution momentanée, puisque nous sommes d’accord avec nos ouvriers sur le tarif de main-d’œuvre, cause initiale de la grève, et que, malgré cet accord, nos ouvriers n’ont cependant pas repris le travail, empêchés par des influences étrangères. La cause de la cessation du travail étant supprimée, nous estimons que nous ne pouvons rien actuellement, et qu’une tentative d’arbitrage est sans objet. »

Le 8 mai, M. Mermier déclarait par affiche qu’il était décidé de fermer son usine du Chambon pour toujours « si d’ici le 15 mai, la rentrée n’est pas effectuée. »

Par la suite, un patron, M. Martouret, exécuta cette menace. Indépendamment de son usine du Chambon et celle de St-Étienne, il en possédait une troisième à Monistrol. C’est là qu’il transporta tout son matériel du Chambon. Mais, à ce moment, les grévistes rirent des menaces patronales.

Le 10 mai, le juge de paix essaie de rassembler le patron et les ouvriers en Comité de conciliation.

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Les ouvriers nomment cinq délégués ; mais M. Mermier répond par dépêche de St-Étienne :

« Étant d’accord précédemment avec ouvriers sur tarif de main-d’œuvre, jugeons nouveaux pourparlers inutiles. Avons avisé par dépêche que nous recevrions demandes d’embauche individuelle jusqu’à lundi. Vous remercions de vos démarches. »

Le juge de paix considéra sa mission comme terminée.

***

Mais le ciel s’obscurcissait, et tous les patrons boulonniers du Chambon prenaient parti pour M. Mermier et annonçaient qu’ils proclameraient le lock-out général, si les ouvriers en grève ne reprenaient pas le travail le lundi 15 mai.

« Comme il ne s’agit pas, disait une affiche des patrons, d’un conflit d’ordre intérieur entre MM. Mermier et Cie et leur personnel, qui sont au contraire d’accord sur les conditions actuelles du travail, mais d’une prétention inadmissible de la Chambre syndicale, soulevée à l’occasion de la première application de la sentence arbitrale du 1er avril 1910, qui nous concerne tous, nous nous solidarisons avec MM. Mermier et Cie

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et nous nous opposons à la fermeture de leur usine. »

C’était l’annonce d’un lock-out.

Mais, répliquaient les grévistes, la convention de 1910 dit formellement : « Les patrons ne s’opposeront jamais à ce que les délégués du personnel se fassent accompagner, s’ils le désirent, d’un ou deux autres délégués pris exclusivement dans la commission technique syndicale de la spécialité, dans laquelle se sera produit le différend. »

Le litige persistait, reposant uniquement sur une question de signatures ; mais les délégués ouvriers laissaient entendre qu’ils ne seraient peut-être plus aussi intransigeants qu’au début, si l’on consentait simplement à discuter avec la commission mixte composée d’ouvriers de l’usine en grève et de membres du syndicat.

Toute la question était là en effet. Il fallait prouver que, si l’on avait obtenu un avantage — quelque modeste qu’il fût d’ailleurs —, c’était grâce à l’organisation syndicale.

Les malheureux grévistes se débattaient dans leur impuissance, ne voyant comment ils pourraient sortir de cette aventure inextricable, sinon par la capitulation. Or, ils n’entendaient pas capituler.

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Les affiches des grévistes reflétaient ce dépit et se teignaient de violence, ainsi qu’en témoigne cet appel : « À l’opinion publique !

« Le plan depuis longtemps machiné par le patronat chambonnaire va recevoir un commencement d’exécution.

« N’ayant pas réussi par leurs louches manœuvres à faire éclater une grève générale, et après avoir mis M. Mermier en demeure de ne signer aucun contrat — lui-même l’a avoué — les patrons boulonniers vont tenter d’affamer leurs ouvriers par le lock-out. »

Et l’affiche se terminait par les considérations suivantes :

« Le lock-out n’a pour but que d’écraser le syndicat, de montrer que c’est grâce à lui que tout cela est arrivé, de le faire maudire par les travailleurs. »

Et on en revenait sans cesse à la sentence arbitrale, que l’on interprétait à faux, sur laquelle les arbitres eux-mêmes ne semblaient pas d’accord.

« Et si dans la sentence, affirmait M. Lefèvre, arbitre des ouvriers, cela n’est pas dit, cela était

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bien dans mon esprit et celui de M. Charras, que tous les accords entre ouvriers et patrons seraient fixés par un procès-verbal, ou un écrit quelconque, signé des parties ayant pris part à la discussion. »

« Je suis un peu surpris, répliquait M. Charras, arbitre des patrons, de voir M. Lefèvre connaître si bien ce qu’il dit être ma pensée. La question n’a pas été posée, elle n’avait donc pas à être discutée et examinée. Dès lors, comment la conclusion à laquelle je me serais rallié, le cas échéant, peut-elle être aussi nettement affirmée par M. Lefèvre ? Les arbitres qui ont déjà rendu leur sentence sont définitivement dessaisis : ils ne peuvent, ni l’interpréter, ni la commenter, avant d’y avoir été invité par un nouveau compromis. »

***

Le lock-out fut déclaré pour le 26 mai.

Les ouvriers affichèrent ce jour-là une « lettre ouverte » au préfet.

« La sacro-sainte liberté du travail, dont nos exploiteurs et nos dirigeants ont toujours plein la bouche, n’est-elle pas violée pour eux ?

« Que dire du déploiement de force armée,

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gendarmes, mouchards et dragons, qui sillonnent les rues ?

« M. le préfet a-t-il peur que les grévistes-patrons nous assaillent dans la rue, ou viennent, à la faveur de l’obscurité, briser les vitres de nos propriétaires ?

« Ou veut-il, par de ridicules mesures d’ordre, provoquer une population paisible, déjà tant meurtrie et tant opprimée depuis de longs mois ?»

***

En effet, le service d’ordre était des plus rigoureux. Les préoccupations électorales étaient passées, M. le président du conseil avait été réélu à St-Chamond. L’autorité avait les mains libres et affectait une sévérité d’autant plus grande, qu’elle avait pu se rendre compte de l’inconvénient de la trop grande licence et des trop bruyantes manifestations nocturnes, qui s’étaient terminées par des coups de revolver, des bombes ou des incendies.

Le juge de paix se tournait, encore une fois, vers les patrons et espérait les amener à la conciliation. Cette nouvelle tentative ne fut pas plus heureuse que les précédentes.

Le 31 mai, au nom de tous les patrons, M. Barbier

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lui répondait que la situation actuelle offrait un caractère qui ne pouvait prêter à la discussion. La reprise du travail à l’usine Mermier était la seule condition pour que le lock-out fût levé.

Le dimanche 11 juin, la masse des grévistes accompagna les enfants à St-Étienne, où des familles ouvrières devaient les recevoir et les garder pour toute la durée du lock-out. On fait sortir les bouches inutiles des villes assiégées. Cette manifestation a l’avantage de ranimer le zèle des grévistes et de les obliger à un dur sacrifice, qui excite leur foi. La manifestation se déroula sur les huit kilomètres qui séparent Le Chambon de St-Étienne, en passant par la Ricamarie. Elle était précédée de fanfares et de drapeaux écarlates. Sur le territoire même du Chambon, elle avait été interdite et avait dû défiler par petits groupements isolés. À St-Étienne, M. Besson, rencontré sur un tram, dut descendre et se réfugier dans une maison.

***

Comment allait finir le conflit ? Les choses risquaient de s’envenimer. Les ouvriers parlaient déjà de ne plus rentrer aux anciennes conditions, mais de faire payer cher leur lock-out

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aux patrons, en leur imposant 25 % de majoration pour les heures supplémentaires et une augmentation de salaires de 5 % pour les ouvriers gagnant plus de 5 francs, et de 10 % pour les autres. Ils exigeaient en outre la reprise de tous les ouvriers. « Il ne serait pas dit que l’organisation syndicale qui existait depuis plus de 20 ans, laisserait ses meilleurs éléments à la merci des capitalistes arrogants. Tout le monde rentrera la tête haute et après avoir obtenu de meilleures conditions de travail. Ce n’est qu’à cette condition que sera permise et tolérée l’ouverture des portes des ateliers. »

« Allez-vous rentrer à l’usine sans condition, disait le syndicat, après en avoir été chassés sans raison ? Allez-vous, tête basse et repentants, franchir le seuil de vos ateliers ?… Vous ne rentrerez qu’après avoir discuté avec vos patrons les conditions nouvelles qui s’imposent, à seule fin que toute tergiversation soit superflue à l’avenir ! »

Une autre affiche portait :

« Travailleurs du boulon, ne répondons pas à l’appel des sirènes. Ne rentrons pas à l’usine ! »

***

C’était une faute de tactique que commettait

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le syndicat, en voyant que les patrons étaient décidés à rouvrir leurs usines. Mieux eût valu pour lui prendre note de la levée du lock-out, sous lequel il pouvait être écrasé et qui le laissait intact, et rentrer à l’usine sans nouvelles conditions, et sans victimes.

De leur côté les patrons s’étaient assurés du concours de 150 ouvriers, qui avaient envoyé leurs signatures aux usines et déclaré qu’ils voulaient reprendre le travail. La résistance du syndicat était devenue difficile dans de semblables conditions. Les chefs ne surent pas le voir. Ils préférèrent continuer les hostilités et déclarer une nouvelle grève, qui devait piteusement avorter, en laissant un certain nombre de victimes sur le carreau.

***

Les usines furent ouvertes le 20 juillet. Tous les grévistes qui se présenteraient ce jour-là devaient être réembauchés par les patrons.

Pour ce jour-là, une affiche plus pressante fut signée par le Comité de grève.

« Travailleurs,

« Depuis de longs mois vous êtes en lutte.

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Celle-ci n’est pas finie… Ne faiblissez pas ! La route sera dure et longue pour certains. Faire entendre une plainte serait une lâcheté. Qu’importe que vous soyez déchirés par les ronces, si vous êtes sûrs d’atteindre le but que vous vous êtes assigné. Imposez à vos exploiteurs l’acceptation de vos revendications ! »

Le Comité était effrayé par le développement du mouvement des ouvriers jaunes, par le découragement de beaucoup et par la lassitude de tous. Il fallait s’opposer par la violence à la rentrée, intimider les esprits pusillanimes. Aussi prévoyait-on des arrestations pour atteintes à la liberté du travail et donnait-on des « conseils de circonstance ».

« En cas d’arrestation, était-il dit, le camarade arrêté devra aviser de suite le Comité de résistance, pour que le nécessaire soit fait pour lui venir en aide. S’il est inculpé, il a trois jours pour pourvoir à sa défense ; il devra refuser de signer tout rapport ou pièce quelconque et se refuser à subir tout interrogatoire, hors de la présence de l’avocat qui lui sera procuré (loi du 8 décembre 1897). Les lock-outés agiraient

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sagement en se munissant d’une pièce d’identité établissant leur adresse. »

***

Voici le chiffre des rentrées, d’après la déclaration des patrons et d’après la déclaration des grévistes :

Chiffre des patrons Chiffre des grévistes
Usine de Mans.   .   . 43 17
Paulet   .   .   .   .   .   . 40 21
Besson .   .   .   .   .   . 102 60
Barbier.   .   .   .   .   . 48 33
Claudinon-Dubouchet 19 13
247 158

 

Les ouvriers restés en grève avaient reçu pour la plupart la lettre suivante :

« Le Chambon, 20 juillet 1911.

« Monsieur,

« Nous avons constaté avec peine votre absence ce matin à la reprise du travail : nous pensions pouvoir compter sur vous, qui toujours nous avez donné des preuves de dévouement et que nous considérions comme un travailleur conscient de ses intérêts et aussi de ses devoirs.

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« Nous espérons que vous voudrez bien demain revenir à l’atelier, où votre place vous est toujours réservée, persuadés que, comme par le passé, nous entretiendrons toujours ensemble les meilleurs rapports basés sur une estime et une confiance réciproques.

« Dans le cas contraire, nous nous verrons dans la pénible nécessité de vous remplacer et de compléter nos équipes avec d’autres concours qui nous sont offerts. »

Les grévistes ne voyaient autour d’eux que provocation et surveillance organisée. N’envoyaient-ils pas une délégation au secrétaire général de la préfecture pour protester contre « des patrons boulonniers, qui avaient stationné sur leurs portes », et déclarer que « la présence des patrons à l’entrée de leurs usines constituaient une provocation manifeste »[7]. Le secrétaire général aurait, paraît-il, admis le bien-fondé de cette réclamation !

***

Le 25 juillet, la paix fut troublée par un nouvel attentat anarchiste : une bombe explosant

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contre le poste de transformation électrique de l’usine Barbier.

Le 27, deux hommes masqués attaquaient un « renard » dans un bois, comme il convient, et lui tiraient des coups de revolver. Des gendarmes furent envoyés pour arrêter ces chasseurs et ne parvinrent qu’à un seul résultat : deux cavaliers désarçonnés et un cheval tué.

Les révolutionnaires, peu nombreux mais déterminés, de la région entraient en scène. Ils s’intitulaient « Organisation révolutionnaire de combat » et envoyaient des ordres aux voituriers coupables de travailler pour les fabricants à l’index.

« Vous êtes prévenus, les informait-on par des billets anonymes, d’avoir à cesser tout charroi pour les usines de boulons où sévit actuellement la grève. Au cas où vous ne vous conformeriez pas à notre désir, vous êtes avisés que nous prendrons des mesures en conséquence et que pas plus vos animaux que votre personne ne seront à l’abri de nos représailles justifiées. À vous d’en tenir compte. »

On menaçait les patrons de nouvelles représailles et on avertissait les ouvriers qu’il y avait danger à loger sous le même toit que des exploiteurs.

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Seuls devaient être frappés les bourreaux (Mémorial du 30 juillet).

Le 1er août, les patrons annonçaient plus de 300 rentrées, les grévistes soutenaient que ce chiffre devait être réduit à 180, dont la plupart étaient des gamins et des femmes et quelques rares « renards », incapables de tout travail sérieux.

« Depuis cinq mois que luttent nos camarades de l’usine Mermier, dit le Comité de grève, ce sont encore eux les plus ardents. Voulez-vous les trahir ? »

***

M. Bouchacourt, secrétaire général de la préfecture, reçut la visite des grévistes qui lui demandèrent d’intervenir auprès des patrons, car on ne voyait pas comment cette longue grève pourrait prendre fin, sans être un désastre pour les ouvriers, les rentrées se faisant plus nombreuses chaque jour.

Les patrons déclarèrent au représentant de l’autorité que le service des usines était assuré par l’ancien personnel et un certain nombre d’ouvriers nouveaux. Ils se dirent cependant tout disposés à accueillir favorablement, au fur

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et à mesure de leurs besoins, ceux de leurs anciens ouvriers qui se présenteraient à l’embauche.

Ce n’était déjà plus la reprise sans condition de tout le personnel, offert à la levée du lock-out.

Le secrétaire général de la préfecture essaya d’obtenir alors des patrons une entrevue de conciliation.

« Avec qui discuterons-nous ? répondirent les patrons. Avec le syndicat rouge, avec le syndicat jaune ou avec les ouvriers qui ne sont ni de l’une ni de l’autre organisation ? Pour ne pas compliquer la situation, nous ne discuterons avec personne. »

***

Le 3 août, une nouvelle bombe éclata chez un ouvrier non gréviste de l’usine de Mans, nommé Périn.

Décidément, la dynamite était trop usitée dans ce pays de mines où rien n’est plus aisé que de dérober une cartouche. Parfois on se servait aussi d’obus pris à l’usine et qu’on bourrait de poudre de mine. Ce fut d’ailleurs le cas chez Périn. Les dégâts furent considérables, une porte fut complètement déchiquetée. L’ouvrier victime

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de cet attentat fut blessé à la cheville. Il avait déjà été victime, quelques jours plus tôt, d’un attentat au revolver.

Le 4 août, le Comité de grève faisait un nouvel appel :

« À tous les travailleurs de la région !

« Aux citoyens épris de justice !

« Aux mères, aux jeunes filles !

« Sachez, était-il dit, que les grévistes préfèrent souffrir encore de longues semaines, avant de rentrer repentants et vaincus à l’atelier.

« Sachez que rien ne saura les émouvoir ; sachez que, s’il le faut, des résolutions énergiques seront prises.

« Camarades ne nous abandonnez pas ! »

Le 5 août, une cartouche de dynamite disposée sur la fenêtre d’un logement ouvrier faisait encore explosion et produisait des dégâts considérables, sans pourtant atteindre les habitants. Cette maison était occupée en entier par Mme veuve Excoffier qui a huit enfants, dont trois, un fils de 18 ans et deux filles de 16 à 14 ans, travaillaient à l’usine Besson. Elle a en outre un petit-fils orphelin de 3 ans 1/2. Comme

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les précédentes, cette bombe éclata la nuit. Dans la chambre du jeune enfant, une armoire à habits avaient été renversée par le choc, et le lit était parsemé de débris de verre, de briques et de bois. L’enfant souriait au milieu de ce désastre.

Le pays était rempli de troupes et de policiers. Les auteurs de ces attentats restaient cependant inconnus. À ce sujet il y a un fait que nous devons rapporter. Lorsque la bombe à l’usine Barbier éclata, les patrons, désireux de découvrir un de ces auteurs d’attentats qui se succédaient sans arrêt et sans qu’aucun ne pût être découvert, offrirent une prime de 1.000 fr. à la personne qui ferait connaître l’un de ces auteurs. Immédiatement un ouvrier mineur, nommé Reynaud, vint dénoncer le secrétaire même du syndicat, M. Moulin, comme le fabricant de la bombe et l’auteur de l’explosion. Les dires de Reynaud ne furent pas vérifiés, ses déclarations furent jugées fausses, bien que cette affaire ait été sérieusement prise en main par le bâtonnier de l’ordre des avocats de St-Étienne, M. Tézenas du Montcel[8].

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L’affaire Excoffier avait ameuté l’opinion contre les auteurs d’aussi abominables attentats. De plus, les gens du pays avaient ouvert des listes de souscription qui avaient reçu le meilleur accueil et permis de rémunérer très largement les victimes de ces odieuses et maladroites tentatives ; de telle sorte que ces victimes se trouvaient presque favorisées par les désastres tout matériels qui les atteignaient. — Leurs ennemis trouvèrent alors qu’ils jouaient un rôle de dupes et ils arrêtèrent tout court leurs manifestations inoffensives.

Enfin le 22 août les ouvriers cessaient les hostilités. Il leur était en effet impossible de résister plus longtemps ; les défections se faisaient trop nombreuses, l’espoir d’un accord était envolé ; le Comité de grève donna le signal de la reprise du travail.

Cette malheureuse grève se terminait ainsi après 5 mois 1/2.

Le secrétaire général de la préfecture essaya d’obtenir des patrons un léger adoucissement à cette capitulation cruelle. Par lettre du 22 août, les patrons répondirent qu’ils s’en référaient à

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leur lettre du 1º août et qu’ils n’avaient pas modifié leurs intentions depuis cette date.

Cette lettre déclarait que le fonctionnement des usines était assuré par une partie de l’ancien personnel et un certain nombre d’ouvriers nouveaux, que les embauchages continuaient, et que les anciens ouvriers pouvaient se présenter, qu’ils seraient embauchés au fur et à mesure des besoins et dans la mesure du possible.

***

Le samedi 26 août eut lieu une grande réunion à la Chambre syndicale.

M. Moulin, secrétaire général du syndicat, tira de cette grève sa philosophie.

L’échec du mouvement tenait, à son avis, à plusieurs causes : tout d’abord à l’attitude défensive que furent obligés de prendre les lock-outés, et qui les mettait fatalement en état d’infériorité ; aux manœuvres des outilleurs[9] qui, par leur menace continuelle de reprendre le travail, entravaient l’action du Comité de grève ; à l’indifférence d’une partie des travailleurs du

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boulon qui ne soutinrent pas suffisamment l’action du Comité, chargé de les défendre.

Mais le syndicat est toujours debout, et le but des patrons, qui voulaient l’écraser, n’a pas été atteint. Et la jeune génération sera bientôt apte à instaurer un régime de bonté et de justice.

« La bataille est perdue, s’écria un enthousiaste, mais la lutte continue ! »

***

Le bilan du dernier mouvement s’établissait ainsi :

2 mars. Grève à l’usine Mermier.

20 mai. Déclaration du lock-out par six patrons boulonniers.

20 juillet. Réouverture des usines.

23 août. Fin de la grève.

Les deux chefs du mouvement, MM. Tyr et Moulin étaient obligés de quitter le Chambon. Ils étaient devenus suspects à quelques-uns de leurs camarades, qui les accusaient de les avoir trahis et livrés aux patrons. Ces accusations sont habituelles, quand on a la mauvaise chance pour soi et que le succès ne couronne pas les efforts des grévistes,

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Voici l’affiche que publia M. Moulin[10] :

« AUX PERSONNES QUI BAVARDENT SANS SAVOIR :

« À la suite de la grève des ouvriers boulonniers, plusieurs camarades ont été dans l’obligation de quitter notre ville. Il est même des ouvriers en limes, devant le chômage qui sévit depuis quelque temps dans leur corporation, qui ont pris la même résolution. Prenant prétexte de ces départs, certaines personnes disent à qui veut les entendre que les fonds de la caisse syndicale ont été dilapidés et que les camarades, qui sont partis, ont installé, l’un un hôtel, l’autre fait construire une maison de campagne.

« Comme j’ai l’intention, à mon tour, de quitter le Chambon, étant dans l’impossibilité d’y trouver une occupation dans une usine, il est à peu près certain qu’une légende sera échafaudée sur mon compte et qu’à mon tour je vivrai grassement et envié par les personnes qui bavardent toujours sans savoir. Pour que cette légende ne soit pas créée, une seule ressource me reste : trouver du travail dans la région et, de par ce fait, ne pas être obligé de m’en aller au loin. Je prierai donc les gens, dont la langue remue mal à

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propos, en colportant des accusations aussi bêtes que méchantes, de l’employer pour une fois à faire quelque chose de bien. Cela leur sera facile. Ils n’ont qu’à intercéder pour moi auprès de leur patron et me trouver une occupation ; aussi modeste soit-elle, je m’en contenterai. »

De son côté, le Comité de grève était obligé de tenir les livres de comptabilité de la grève à la disposition des anciens grévistes.

 

Suite de l’ouvrage (Annexes I à III)

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[7] Tribune Républicaine du 26 juillet 1911.

[8] On trouvera aux annexes tous les documents relatifs à cette affaire.

[9] Les outilleurs sont les ouvriers de choix, les mécaniciens qui réparent l’outillage. Ils sont beaucoup plus payés que les ouvriers ordinaires.

[10] Tribune du 8 septembre 1911.

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