Témoignage de Michel Bouteille (Rencontres d’histoire ouvrière, 19 janvier 2018)

Présentation : le témoignage suivant a été présenté lors d’une table-ronde organisée dans le cadre des 5èmes Rencontres d’histoire ouvrière de Saint-Étienne, intitulées Monde ouvrier et religions au XXe siècle (Saint-Étienne, vendredi 19 janvier 2018).

Pour revenir au texte de Jean-Paul Bénetière, cliquez ici.

Pour lire les témoignages d’André Momein ou de Roger Millet, cliquez sur le nom de chaque intervenant.

 

J’ai 73 ans, je suis marié. Nous avons trois enfants et neuf petits-enfants.

Je suis fils de mineur.

Mes parents m’ont transmis des valeurs, qui ont déterminé, pour une grande part, mes choix de vie. Ce sont :

  • l’importance du travail et la dignité du travailleur ;
  • l’appartenance au monde du travail et des solidarités qui l’animent ;
  • la vie sociale qui construit « des hommes debout ».

 

Leur vie simple de mineur et de femme de mineur, dans leur quartier, faite d’entraide, de service des autres, de disponibilité et de dévouement, ont constitué les bases de l’éducation qu’ils m’ont donnée.

Ils étaient chrétiens, croyants, mais pas bigots. Ils avaient une foi qui correspondait à leur vécu quotidien et à leurs relations avec les autres.

Ma petite enfance s’est déroulée au cours de la dernière année de la guerre de 39-45. Durant mon enfance ont eu lieu des événements économiques, sociaux et politiques très importants. Mon adolescence fut marquée par la guerre d’Algérie (subie par mes deux frères).

Ma première participation à une action collective revendicative date de juillet 1959. Je n’avais pas encore quinze ans. Je travaillais durant la période d’été, avec deux copains, dans une entreprise de fabrication de matériel de camping d’une quarantaine de personnes.

Lors de la réception de notre paye du mois de juillet, nous l’avons trouvée trop faible et nous avons revendiqué une augmentation de salaire. Puis, tous les trois nous avons réagi, dans l’atelier, contre des comportements que l’on dénomme, aujourd’hui, harcèlement.

Ce vécu a constitué le début de mon engagement militant. Un copain de quartier m’ayant proposé de venir présenter ce que nous avions vécu au cours d’une réunion de la JOC, j’ai adhéré à ce mouvement à quinze ans et j’ai terminé mes dernières responsabilités à vingt-sept ans.

Je résume mon parcours « jociste » : responsable de l’équipe de La Talaud’ – participation à celle de Mimard – fédéral en 1961 – participation à l’équipe de Manufrance en 62 – permanent national en 1967. Quatre ans au secrétariat national dont deux comme secrétaire général. Retour au travail à La Talaudière en septembre 1971.

La JOC a été, pour moi, une formidable école de la vie et de l’action collective.

Elle m’a appris à réfléchir et écrire quotidiennement, à m’exprimer, à préparer, organiser, animer des réunions – à prendre la parole en public, mais surtout à agir et à vouloir mettre en conformité le vécu quotidien avec des valeurs ouvrières et chrétiennes.

L’action collective était la base de la démarche jociste : « Entre eux par eux pour eux », avec les « comités d’action » que chaque jociste était invité à créer, dans le quartier, au lycée, ou au travail.

L’éducation humaine, ouvrière et spirituelle prenait appui sur une pédagogie : « voir – juger – agir ». Des formations jalonnaient le parcours jociste (journées d’études – sessions – stages), avec une ouverture internationale importante.

La participation au mouvement ouvrier, en particulier au mouvement syndical « coulait de source ». Participation aux manifs pour la paix en Algérie – solidarité avec les mineurs en 1963 ; etc.

Un slogan résumait les fondements de l’action jociste : « Un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde ».

Cette action était fondée sur la double exigence de : « changer les conditions de vie et de changer le comportement des hommes » (dans le langage chrétien : changer le cœur de l’homme).

En juillet 1962, j’entre à Manufrance en tant qu’ajusteur.

J’adhère à la CFTC, qui deviendra CFDT en 1964. Mais je participe à un groupe jociste de Manufrance. Il a une présence connue par des jeunes de l’entreprise et les organisations syndicales, mais aussi par la direction.

Lors de mon retour du service militaire en 1965, des démarches revendicatives sont élaborées avec des jeunes de l’entreprise. Elles sont soutenues par la CGT, mais pas par la CFDT. Ce qui provoque ma démission de la CFDT et mon adhésion à la CGT en janvier 1966.

Durant ma « période Manufrance », j’ai priorisé les actions et les responsabilités jocistes.

Septembre 1967, je quitte Manufrance pour le secrétariat national de la JOC.

Les quatre années de permanent jociste ont consolidé et amplifié mes choix de militant ouvrier chrétien. Cela a été une période d’engagement absolu, intensif, extraordinaire avec un vécu particulier en mai 68.

Le retour « à la base », au travail, a été une étape décisive de ma vie. Il a conforté, avec Viviane, nos choix de vie et particulièrement ceux de rester « ancrés » dans les réalités de la vie ouvrière et de refuser de nombreuses responsabilités.

Juillet 1971, retour au travail en entreprise : à Socober à La Talaudière (entreprise de reconversion des mineurs). Je participe de suite à la section CGT. Je suis élu délégué du personnel au printemps 1972, puis au comité d’entreprise dont je deviens secrétaire. Cette année est marquée par deux grèves totales de quinze jours chacune, sur les salaires.

Dès le printemps 1972, je participe à la création de l’Union Locale. Au cours des deux années qui suivent, c’est la création d’une dizaine de bases nouvelles. Le monde du travail est engagé dans un syndicalisme de conquêtes, qui se traduit par de nombreux conflits, qui sont dynamiques mais souvent « très durs ».

L’Union Locale prend des initiatives dans les grands événements : en septembre 1972, assemblée de soutien au Programme commun de la Gauche ; en septembre 1973, initiative de solidarité avec le peuple chilien.

L’année 1974 a, pour moi, une tonalité particulière avec un long conflit pour la défense de l’emploi à Socober (qui devient Sefamec). Et mon élection à la commission exécutive et au bureau de l’UD CGT..

En juillet 1975, au cours du 39e congrès confédéral, je suis élu à la commission exécutive (CE) confédérale. En décembre, je rejoins le secrétariat de l’UD en tant que permanent. En 1977, je participe, à mi-temps, au secrétariat du comité régional Rhône-Alpes.

En décembre 1978, c’est le 40e congrès de la CGT, le « congrès de Grenoble ». Deux lignes s’affrontent. J’adhère totalement et avec enthousiasme aux orientations décidées ; mais elles seront abandonnées. C’est la ligne inverse qui a été mise en œuvre.

 

Ensuite, pour moi, les questions, les divergences, les désaccords, se succèdent sur :

  • 1979 – l’entrée de l’armée rouge en Afghanistan ;
  • 1980 – les événements de Pologne ;
  • la campagne des présidentielles de 1981.

 

Juillet 1982 : 41e congrès. Je ne suis pas candidat à la CE. C’est le départ de Georges Séguy et de quatre secrétaires confédéraux. Je démissionne du comité régional et je prépare l’après « permanent syndical ».

Le 15 février 1983, je prends la responsabilité d’une petite équipe pour « le reclassement professionnel des travailleurs handicapés ».

Le deuxième chapitre de ma vie de militant ouvrier chrétien est terminé.

Des conceptions ont « balisé » mon parcours de militant syndical :

  • l’engagement est un service et pas un pouvoir, encore moins un métier ;
  • les responsabilités doivent être confiées par les militants et limitées dans le temps ;
  • il faut éviter d’enchaîner les responsabilités de premier plan ;
  • la rencontre, les échanges avec beaucoup de militants de sensibilités, de parcours, de pratiques, de choix différents, m’ont fait opter prioritairement pour « l’unité d’action » et « l’unité de la gauche ».

 

Ma pratique de militant ouvrier et chrétien constituait « un tout ». Je n’avais pas de distinction à faire.

Je précise que, depuis mon adolescence, j’ai toujours été distant de l’Église institutionnelle. J’ai souvent exprimé à Viviane, et à des amis, que ce n’était pas « ma maison ». Cette distance s’est amplifiée au fil des années, notamment à cause de son anticommunisme viscéral.

Concernant l’Action Catholique Ouvrière (ACO), mes conceptions et ma pratique étaient marginales par rapport à celles du mouvement. Pour moi :

  • le mouvement devait s’organiser, prioritairement dans les milieux de travail et être visible ; c’est pour cela que, en rentrant de Paris, je n’ai pas rejoint une équipe d’ACO, mais nous en avons constitué une à Socober et dans deux autres entreprises de Sorbiers ;
  • ce qui était dénommé « partage avec les travailleurs » devait être une priorité ; cela a été réalisé dans de nombreux conflits dans la zone de La Talaudière Sorbiers (Celduc-Socober) et ensuite dans plusieurs conflits, lorsque j’étais à l’UD (Mavilor-Gravier, etc.) ;
  • l’ACO devait prendre des initiatives au cours des grands événements ; l’équipe, constituée avec quatre autres couples, a organisé en moyenne deux assemblées par an durant une quinzaine d’années : lors de conflits locaux, pour Noël, mais aussi sur l’immigration, pour la paix lors de la première guerre en Irak en 1990, etc.

 

Dès 1976, à l’UD, j’ai proposé à des camarades connus comme chrétiens de constituer un groupe avec les prêtres ouvriers (PO) installés autour d’Henri Sabot, à Méons. Ce groupe a existé jusqu’au début des années 2000. Maurice Combe, prêtre ouvrier resté au travail en 54, et Marie Gouttebarge, nous avaient rejoints. Ce groupe a pris des initiatives en organisant des assemblées sur les prêtres ouvriers de 54 – la guerre d’Afghanistan en 1979 – les événement de Pologne en 1980. Je ne saurais oublier la diffusion de tracts de la Mission ouvrière à Manufrance en 1978, etc.

Par ailleurs, des rencontres entre chrétiens et communistes ont eu lieu régulièrement à Saint-Héand, au couvent de la Visitation.

Ma démarche était la même avec des chrétiens membres de la commission exécutive (CE) confédérale. Lorsque les réunions étaient de deux jours, à Paris, nous nous réunissions chez un parisien

Pour résumer, ma pratique de chrétien n’était pas clandestine, bien au contraire. Elle a contribué à confirmer et pratiquer « une liberté de pensée, de jugement et de comportement ».

Pour conclure je précise que ma démarche de croyant s’est achevée en 1988. Pourquoi ?

  • l’équipe d’ACO a cessé d’exister ;
  • mes distances avec l’Église institution sont devenues une rupture ; c’est la période de l’affaire Gaillot ;
  • de mon point de vue l’ACO et la JOC faisaient, elles aussi, leur « recentrage sur l’Église institutionnelle » ;
  • l’institution abandonnait, de fait, la priorité à l’action catholique et les prêtres ouvriers, le communisme n’étant plus une menace.

 

C’est un ensemble, qui au fil du temps a fait que je ne suis plus croyant. Progressivement, la foi n’a plus été pour moi indispensable. C’est en premier du domaine du constat. Mais je conserve un profond respect pour les croyants.

J’ai quitté ce monde des chrétiens en ayant conscience et reconnaissance pour ce qu’il m’a apporté. La JOC, la CGT et ma famille, ont construit l’homme que je suis. Elles m’ont préparé à exercer, durant les vingt-deux ans qui ont suivi, des responsabilités professionnelles passionnantes, ainsi que des responsabilités associatives.

 

Michel Bouteille

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